Accueil > S.U.RR... > S.U.RR... 4
Transmutation du langage, S.U.RR. n°4

LANGAGE ET MAGIE

mardi 22 octobre 2002.
 

Des kabbalistes aux surréalistes, en passant par le romantisme allemand.

PNG - 836 octets

a magie et la religion constituent deux univers symboliques distincts et opposés. Des affinités souterraines, des complicités sensibles attirent le surréalisme vers la magie, mais la religion ne suscite de sa part que méfiance et hostilité.


En quoi consiste la magie ? Selon le sociologue allemand Max Weber, elle se caractérise par la croyance aux esprits, c’est-à-dire à des entités qui sont matérielles et pourtant invisibles, et qui pénètrent dans des êtres concrets : pierres, arbres, animaux ou humains. Dans les sociétés dites primitives « tous les champs de l’activité humaine sont entraînés dans le cercle magique des symboles ». La religion, en revanche, renvoie aux normes imposées par une divinité, à un système d’interdictions et de punitions religieuses, au contrôle exercé par un corps de fonctionnaires professionnels (le clergé)(1) .


La magie a été d’abord condamnée, persécutée - la chasse aux sorcières ! - et bannie par la religion institutionnelle. Elle a été par la suite effacée par la civilisation capitaliste occidentale, qui rejette ou détruit systématiquement tout ce qui n’est pas calculable, quantifiable ou capable d’être transformé en marchandise. L’entreprise de total désenchantement du monde qui caractérise, selon Max Weber, la modernité bourgeoise, a chassé de la vie humaine non seulement la magie, mais aussi le mystère, le sacré - en tant que domaine des valeurs inviolables - et tout ce qui pouvait échapper au cadre étroit et borné de la rationalité instrumentale.


Il existe donc une opposition irréconciliable entre la magie et la rationalité capitaliste/industrielle moderne. Adorno et Horkheimer ont résumé ce conflit dans une formule superbe de leur Dialectique des Lumières : « La magie (animisme) a spiritualisé les choses, l’industrialisme a chosifié les esprits(2). »

JPEG - 91.4 ko
Kabala I
Karol Baron

La magie relève, en dernière analyse, de l’immanence : les esprits sont dans le monde, parmi nous, incarnés dans des êtres qui nous sont proches. Le religieux, en revanche, construit un domaine séparé, transcendantal, situé au-delà du monde. Le magicien essaie d’agir sur le monde, le serviteur hiérocratique du religieux manipule les interdictions et les punitions.


André Breton, dans L’Art magique, définit la magie comme « l’ensemble des opérations humaines ayant pour but la domination impérieuse des forces de la nature par le recours à des pratiques secrètes de caractère plus ou moins irrationnel ». Elle suppose « la protestation, voire la révolte » ; l’orgueil aussi, du fait qu’elle admet que l’homme « dispose » des forces naturelles, tandis que la religion est le domaine de la résignation, de l’imploration et des pénitences : « son humilité est totale, puisqu’elle l’incite à rendre grâce de ses malheurs mêmes à la puissance qui a refusé de l’exaucer(3). »


La Kabbale - ou Cabale, ou Qabale - est un mélange impur entre religion et magie. C’est évidemment le deuxième aspect qui nous intéresse ici, et c’est lui qu’on essayera de cerner, en faisant abstraction, dans la mesure du possible, de ce qui relève du culte de la divinité.


Comme l’observe Gershom Scholem - le plus grand spécialiste moderne de l’histoire de la Kabbale et, par ailleurs, le plus proche ami de jeunesse de Walter Benjamin - dans les doctrines kabbalistiques, les lettres et les noms ne sont pas des moyens conventionnels de communication. Ils sont beaucoup plus que cela. Chacun d’eux représente une concentration d’énergie et exprime une plénitude de sens qui peut se révéler intraduisible ou ne pas être susceptible d’être transposée intégralement en langage humain. Selon le traité kabbalistique Sefer Yetzirah Le Livre de la création (Xe siècle), les 22 lettres de l’alphabet existaient avant toute création - avant même le tohu va-vohou, le chaos primordial - et c’est de leurs combinaison et permutation que résulte tout ce qui a été créé et tout ce qui sera créé un jour(4).


Esprit subtil et profond, Scholem avait compris que les vrais héritiers profanes de la mystique kabbalistique du langage étaient les poètes modernes : « Quelle sera l’éminence du langage d’où Dieu se sera retiré, c’est la question que doivent se poser tous ceux qui croient encore percevoir dans ce monde l’écho diffus du verbe créateur. C’est une question à laquelle les poètes sont aujourd’hui les seuls à pouvoir apporter une réponse, eux qui ne partagent pas le désespoir de la plupart des mystiques du langage et qu’une chose au moins rapproche des maîtres de la Kabbale, même s’ils en rejettent la formulation théologique, du fait qu’elle est au premier plan : il s’agit de la croyance au langage conçu comme un absolu, si déchiré qu’il soit par la dialectique, la foi en un mystère que l’on peut entendre dans le langage(5). »


Si les lettres et les noms ont servi à la création du monde, pourquoi cette science secrète ne pourrait-elle pas être appréhendée et utilisée par les humains ? Ce raisonnement, qui n’est plus religieux mais relève de l’hérésie, de la profanation, de l’hybris et même d’un certain esprit prométhéen, inspire certains des inventeurs de ce qu’on désigne par le terme de kabbala pratique ou « sagesse pratique » (hokhmah ha-shimush). Pour un kabbaliste pieux comme Abraham Aboulafia de Saragosse (XIIIe siècle), la Kabbale pratique est une « science des démons », une falsification de la mystique véritable, purement spirituelle : il accuse ceux qu’il désigne comme ba’alei shemot, « les maîtres des noms », de pratiquer une activité magique bassement « matérialiste » au service de Satan.


On se méfie de ceux qui font usage de cette « science des noms » secrète, perturbant l’ordre naturel des choses et créant des connections illicites entre choses qui devraient être maintenues séparées. Ce type d’activité était considéré par les vrais croyants comme une rébellion de l’humain contre Dieu et une tentative de se substituer à la divinité. Selon le Zohar (XIIIe siècle) ces pratiques interdites ont pour source « les feuilles de l’Arbre de la Connaissance », et elles ont existé chez les humains depuis l’expulsion du Paradis.


De toutes les manifestations de la Kabbale pratique, aucune n’a autant frappé l’imagination des générations successives que la tentative d’imiter l’acte divin de la création des êtres humains à partir de l’argile, en fabriquant, grâce à la « maîtrise des noms », un être artificiel doué de vie et de raison : le Golem. Comme le rappelle Scholem, il existe un lien direct entre les spéculations kabbalistiques sur les origines du monde et le projet de création du Golem : « L’univers, nous disent les kabbalistes, est construit fondamentalement sur la base des nombres et des lettres. Les lettres du langage divin se reflètent dans le langage humain et ne sont pas autre chose que des concentrations de son énergie créatrice. En assemblant ces éléments selon toutes leurs combinaisons et permutations possibles, le kabbaliste qui contemple les mystères de la création peut faire irradier quelque chose de cette puissance élémentaire dans le Golem. La création du Golem est ainsi, de quelque façon, une affirmation du pouvoir producteur et créateur de l’homme(6). »

JPEG - 89.5 ko
Kabala II
Karol Baron

D’après la légende, ce fut le Rabbi Judah Loew ben Bezalel de Prague - connu comme le Maharal, initiales de Moreinu Ha Rav Loew (« Notre maître le Rabbin Loew ») - qui le créa, en utilisant des formules du Sefer Yetzirah. Selon une des versions, il apporta la vie à une statue de glaise en lui introduisant dans la bouche un papier, pitkat ha hayim (« le billet de vie »), avec le nom secret de Dieu, ha shem ha mephorash ; après de bons et loyaux services - notamment contre les ennemis des Juifs - le Golem échappa au contrôle de son maître, qui fut obligé de lui enlever le « billet » de la bouche et de le réduire à une masse informe(7). Selon une autre version, la force magique a été transmise au Golem par l’écriture sur son front du mot sacré emet, « la vérité », en hébreu avec trois caractères : aleph, mem, tav ; quand celui-ci devint dangereux par sa force destructrice déchaînée, son créateur le tua, en effaçant tout simplement la première lettre de cette inscription - l’aleph - de façon à ce que le mot se métamorphose en met, « mort ».


Le rapport des premiers romantiques allemands à la Kabbale relève de que Scholem appelait un « malentendu productif ». Ils ont, en fait, procédé à une transformation esthétique et profane des doctrines mystiques juives, selon la célèbre formule arithmétique de Friedrich Schlegel : « Poésie = Magie = Kabbale + Alchimie ».


C’est en tant que magie linguistique, fondée sur la croyance dans la puissance créatrice illimitée de la parole et de l’écrit, que la Kabbale intéresse les romantiques allemands. La légende du Golem, qui semble incarner ce lien magique entre les mots et la création, occupe une place de choix dans certaines de leurs œuvres les plus célèbres, comme la nouvelle Isabelle d’Egypte (1811) d’Achim d’Arnim. André Breton avait la plus grande admiration pour « la grandeur » et « le charme redoutable » de cet auteur, et considérait le recueil de ses contes comme une merveilleuse et éclatante « pierre de foudre(8) ». On rencontre dans Isabelle d’Egypte un savant juif polonais qui connaît le secret de la fabrication des Golems - selon la seconde méthode évoquée plus haut, l’inscription du mot emet. À la demande de l’Empereur Charles V, il donne vie à un double de son aimée : c’est la deuxième Bella ou « Bella Golem ». Pour atténuer quelque peu l’insolence de cet acte impie, l’auteur - ou plutôt le traducteur - insiste sur l’infériorité de la création humaine comparée à la divine : « Le juif lui en démontra la possibilité par la ressemblance de l’homme avec Dieu. Dieu a créé l’homme ; l’homme, image de Dieu, peut donc créer d’autres hommes, pourvu qu’il sache le mot que Dieu prononça en lui donnant la vie. Mais l’ouvrage de l’homme est toujours au-dessous de celui de Dieu, autant que l’argile de notre terre est inférieure à celle du paradis(9). »


L’idée kabbalistique de l’écriture comme « matérialité immatérielle » aux propriétés magiques est perçue par les romantiques comme analogue à leur propre discours sur la puissance créatrice de l’imagination poétique, par exemple dans le conte fantastique Le Vase d’or d’E.T.A. Hoffmann.


Cependant, l’attitude d’Arnim ou d’Hoffmann est « syncrétique » : la Kabbale n’est, à leurs yeux, qu’une des multiples traditions magiques ou hermétiques dont ils se servent - aux côtés de l’alchimie ou des doctrines néo-platoniciennes. Elle est arrachée à son contexte culturel et religieux juif, interprétée avec une désinvolture qui relève du « malentendu créatif », et mise au service du programme poétique du romantisme allemand : la transformation de la littérature en moyen de création imaginaire d’un univers fantastique.


Le surréalisme est, selon Walter Benjamin, une sorte de « jeu magique avec le langage ». Cela s’applique, il me semble, non seulement aux innombrables jeux surréalistes avec les mots et les phrases - comme le cadavre exquis - mais aussi à l’écriture automatique et, surtout, à la poésie surréaliste en tant qu’invention d’images enchantées et « inexplicables ». Si la démarche des kabbalistes est mystique et celle des romantiques esthétique, pour le surréalisme l’enjeu de la magie du langage est poétique et subversif. Il s’agit d’arracher les mots à leur contexte habituel, borné, réaliste, et de rétablir leur fonction magique originaire : « Bien avant de se réduire à ne plus être que moyen d’échange utilitaire entre les hommes, est-il besoin de rappeler que le langage fut tout entier percée de l’inconnu, trouée dans l’azur(10) ? » Dans un commentaire sur les « jeux de mots » de Raymond Roussel ou de Jean-Pierre Brisset, André Breton les compare à la langue des oiseaux des kabbalistes et des alchimistes - il cite Valentin Andreae, Les Noces chymiques de Christian Rosenkreuz - dont il célèbre les « ressources poétiques (…) inappréciables(11) ».


Selon Breton, tout art a son origine dans la magie ; il propose de désigner comme art spécifiquement magique celui qui « réengendre à quelque titre la magie qui l’a engendré ». Qu’ont en commun l’ancien magicien et l’artiste surréaliste moderne ? Dans son enquête sur l’art magique, Breton laisse entendre qu’ils « spéculent l’un et l’autre sur les possibilités et les moyens d’enchanter l’univers(12) ».


Si la magie en général et la « science des noms », en particulier, attirent, avec une force irrésistible, l’attention des surréalistes, ce n’est pas parce que ceux-ci désirent - comme les magiciens traditionnels - contrôler, par des actes rituels ou des paroles secrètes, les forces de la nature. Leur ambition - immense - est d’une tout autre qualité : changer la vie. Ce qui les intéresse dans les pratiques magiques avec le langage, dans la Kabbale, l’alchimie et dans d’autres arts hermétiques, c’est la charge poétique immense dont ces domaines sont porteurs. Cette charge - au sens explosif du terme - leur sert à dynamiter l’ordre culturel établi et son sage conformisme positiviste. Des différentes formes de magie émanent des étincelles qui peuvent mettre le feu aux poudres et aider ainsi le surréalisme dans son entreprise éminemment subversive de réenchantement poétique du monde.


- 1 M. Weber, Economie et Société, Paris, Plon, 1971, pp. 431-450.
- 2 T.Adorno, M.Horkheimer, Dialektik der Aufklärung, Fischer, 1965, p. 29.
- 3 A. Breton, L’Art magique, Ed. Phébus, 1991, p. 27.
- 4 G. Scholem, Le Nom et les symboles de Dieu dans la mystique juive, Paris, Cerf, 1983, pp. 64, 104.
- 5 Ibid., p.99
- 6 G. Scholem, « Le Golem de Prague et le Golem de Rehovot », Le Messianisme juif. Essais sur la spiritualité du judaïsme, Paris, Calmann-Levy, 1974, p. 475.
- 7 Dans une scène fascinante de son film d’animation Faust, J. Švankmajer combine la fabrication alchimique de l’homunculus avec celle, kabbalistique, du Golem à l’aide du « billet de vie ».
- 8 A. Breton, « Introduction aux Contes Bizarres d’Achim d’Arnim », , Julliard, Paris,1964, pp.8,9,22.
- 9 Achim d’Arnim, « Isabelle d’Egypte », Contes bizarres, p. 112. La traduction de Théophile Gautier fils n’est pas très exacte : le texte allemand ajoute avant la dernière phrase : Wenn es noch ein Paradies gäb, so könnten wir so viel Menschen machen, als Erdenklösse darin lägen ; da wir aber ausgetrieben aus dem Paradies... « Si le Paradis existait encore, nous aurions pu fabriquer autant d’êtres humains qu’il existait dans ce lieu des morceaux d’argile ; c’est parce que nous fûmes expulsés du Paradis que notre œuvre est inférieure... ». Cette formulation semble suggérer une égalité entre la puissance créatrice de Dieu et celle de l’homme primordial...
- 10 A. Breton, Perspective cavalière, Paris, Gallimard, 1970, p.131.
- 11 A. Breton, La Clé des champs, Œuvres complètes, tome 3, La Pléiade, 1999, p.854.
- 12 L’Art magique. pp. 27, 261