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Jeu du FRAGMENT

1996.
 

De Turquie, il y a quelques étés, je rapportai, l’ayant déniché de sous une falaise de la mer Noire, un fragment de pierre blanchâtre que j’identifiai comme étant probablement le poitrail d’une aigle romaine détachée de quelque bas relief J’aimais quelquefois imaginer cette sculpture avant sa ruine, tout à l’écoute de ce qu’elle recèle d’une vie si lointaine, aux confins de mes représentations historiques. Je me persuadais aisément que cette rêverie pouvait être partagée. Une spéculation collective, un jeu à propos d’un tel objet à l’identité malmenée par on ne sait quels hasards, l’illumineraient d’une vie d’autant plus prolixe que trouveraient à se figurer ainsi les anachroniques ressources par lesquelles le désir se rit de la poussière et de la mort.

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J’établissais ainsi la règle d’un jeu :

Lors de la première phase de ce jeu, circule parmi l’assemblée des joueurs un fragment d’objet, fragment suffisamment énigmatique pour qu’il soit impossible à la pensée, sinon par intuition, de reconstituer logiquement l’objet dans sa totalité, son histoire et son usage. Le fragment circule de joueur en joueur, chacun l’observe à sa guise puis écrit un court texte où il imagine ce qu’aura été l’objet entier, et son aventure. Après lecture, et s’il y a lieu, constatation d’éventuelles coïncidences entre les divers récits, ces textes sont rassemblés et transmis à un autre joueur, qui n’aura pas participé à cette phase préliminaire, et donc ignorera tout de l’aspect du fragment. A la lecture des textes, il se fera une représentation imaginaire de l’objet évoqué dans sa totalité, qu’il aura à concrétiser par les moyens plastiques de son choix. Le produit de ce jeu sera alors, devant l’ensemble des joueurs, comparé au fragment initial, dont l’identité, ou sinon l’origine, aura alors été dévoilée. L’ on appréciera les mutations dont peuvent dans un cheminement imaginaire s’accroître l’identité d’un objet et ses propriétés que le désir veut toujours plus étendues.

Six participants inaugurèrent ce jeu, et leurs textes furent envoyés à Aurélien Dauguet, qui fut invité à reconstituer l’objet selon ce que lui auront inspiré les historiettes que voici

Aussi diverses que soient ces historiettes, toutes évoquent un temps lointain, et l’aveu d’une distance où se confondrait une expérience du sacré. Que ce soient des images empruntées à l’antiquité grecque ou à un ensemble plus large de légendes et de mythologies personnelles, le fragment d’objet est fragment d’un corps, que reconstituerait dans le désir des joueurs une magie amoureuse s’exerçant tantôt « dans le lac des Androgynes », ou « au cours d’orgies dionysiaques », à moins qu’il ne soit perçu avec malaise, en tant que manque, et image de ce qui nous manque et crée les conditions de toute révolte : « il faut s’alarmer », ou sinon, avec humour, déléguer l’ardeur de ce « feu froid » qui signe l’aliénation, à « une association de faux gardiens de musée ». Ce que promet un tel objet est manifestement ce que nous sommes en peine d’assumer, de devenir ; et nous cherchons par une telle médiation ce « talisman contre le viol des consciences » que n’a pas fini d’être expérimentalement l’objet surréaliste dit à fonctionnement symbolique.

Circulant de main en main, est ce un objet indéchiffrable à qui n’est spécialiste de vieilles pierres, qui sollicita l’imagination des joueurs, ou exaltés par lui, les échos de leur propre attente d’un temps qui fasse échec aux monotones certitudes de l’histoire ? N’était ce pas, telle « l’éclosion d’un oeuf dans un météorite », sous l’action conjuguée de « la foudre » et des « éruptions volcaniques », la formulation dans l’instant même de l’image poétique, de ce Temps du rêve sans lequel l’utopie s’afflige d’une dimension messianique ?

Fragment d’objet comme fragment de temps. L’usage ludique qui en est fait concourt à la mise en évidence, et donc à la négation, de cette autrement embarrassante fragmentation qu’est la réification de nos vies. Objet prothèse ou protestation ? Métonymie du malaise dans cette civilisation ou métaphore de l’utopie : nous jouons la partie pour le tout, et ce tout englobera jusqu’à l’argenterie de l’Age d’or.


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Le doute n’est pas permis, il s’agit du fragment d’une silhouette hellénistique représentant Aphrodite naissant de Ponde et dont le friselis de l’eau voila pudiquement les fesses et les cuisses. Ce ne sont pas les accidents des siècles qui l’ont brisé, mais très probablement, soit le sculpteur, qu’un coup de ciseau malheureux a obligé au sacrifice rageur de l’oeuvre amoureusement commencée par le postérieur, soit que, plus tardive que notre première estimation, ce soient des barbares iconoclastes qui aient détruit ce petit chef d’oeuvre de J’art érotique païen.

(Michel Lequenne)

Fragment d’oiseau pétrifié par des éruptions volcaniques. Pieusement conservé pendant des siècles comme objet rituel. Utilisé au cours d’orgies dionysiaques comme symbole de la sexualité féminine. Confisqué par une sinistre clique de psychologues américains pour servir à l’application de tests de Rorschach.

(Michaël Löwy)

Fragment d’un autel dédié à l’oiselle foudre, il était à la fois langue de terre et de mer, et pane de l’oiselle de mer qui avait sa demeure dans l’écume. Cette oiselle foudre pouvait être soit en cristal, soit en autre minéral. Le cou lance foudre a hélas disparu ainsi que les ailes eaux supérieures qui représentaient le lien avec l’intuition battante. Des pattes tronquées lien avec la terre comme des ailes cou têtes disparues, il faut s’alarmer, car il semble bien qu’à chaque fois on ne trouve plus dans les ruines que cette partie du corps (écume frissonnante sur la grève) mais des pores de la pierre, qui sait, jaillira peut être l’étincelle du feu intérieur, celui du solstice d’hiver. Feu froid ?

(Marie-Dominique Massoni)

Oiseau. Très froid dès l’éclosion de l’oeuf dans un météorite. Refroidi encore par un long voyage somnambulique. Très mal découpé par les ailes aiguisées de quelques engins spatiaux et quelques mauvais rêves. Tendrement réchauffé et très bien accueilli dès la présentation de son ticket à Jentrée de notre couche d’ozone. Redécouvert par une association de faux gardiens de musée dans l’estomac tiède d’un dragon.

(Thomas Mordant)

Une partie du coeur de la dame du Lac, qui est androgyne, est en pierre, Poutre partie, qui est en arbre, commence à pousser dans la veine du pied de la dame aux cheveux de magnolias. Le tout est enveloppé dans les pétales des coquelicots fragiles. La dame du Lac s’appelant Inramasse, chaque jour pose trois gouttes de sang sur la partie la plus haute de la pierre du coeur. Grâce à quelques gouttes, la pierre se remue et s’ouvre. Elle fait jaillir de son intérieur (in liquide d’étoiles. Inramasse est amoureuse de Lintine qui habite dans le lac des Androgynes au milieu de la mer des Tapis volants.

(Ody Saban)

Ce fragment infinitésimal de la vraie cuisse de Minerve, rapporte par Penthésilée après son combat contre la déesse et déposé au pavillon de Sèvres, est Jobjet de convoitises diverses et contradictoire%. On le donne comme permettant les matérialisations de fantasmes érotiques liés à l’acquisition des plus hautes sagesses et comme un talisman contre le viol des consciences.

(Michel Zimbacca)


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Il ne nous reste plus qu’un morceau du piège fabriqué par un petit garçon particulièrement cruel, originaire du Brésil, qui attirait des oiseaux-mouches avec des reliefs de pâtisserie à la fraise et à la pistache à l’intérieur d’un nid-cage grillagé, de forme cubique. Seule sa partie supérieure restait ouverte, jusqu’à ce que la proie y ait pénétré. Lorsque l’oiseau se posait sur la pâtisserie verte et rose et qu’il commençait à picorer, les fils de fer se repliaient grâce à un système ingénieux, commandable à distance, et enfermaient l’animal. Ce dernier s’effrayait d’abord, battait des ailes, et parfois dans son affolement laissait des fientes. On voit la trace de l’une d’entre elles sur le morceau de piège entre nos mains. Mais, ne sachant au bout d’un moment que faire d’autre, il reprenait son picorement. Arrivé aux dernières miettes, il picorait alors un jus vert et rose, de même couleur que la pâtisserie, qui était un poison préparé par l’enfant. Ce dernier passait par la suite à l’empaillage.

Bruno Montpied.

C’est un objet ayant appartenu à Jean-Sébastien Bath. Cela servait à apprendre la musique à des oeufs de poule. L’oeuf était posé dans le petit réceptacle coloré, selon un système de correspondance avec la gamme musicale, et le grillage, ou plus exactement le Il Il de fer vibrant soit sous l’ongle de l’artiste, soit sous l’ergot d’une poule dressée, émettait une note particulière. Les oeufs étaient ensuite déplacés, afin qu’ils puissent connaître toute la gamme, au quart de ton près.

Guy Girard.

C’est le fragment d’un jouet d’enfant, sorte de château-fort coloré, brisé à coups de pied lors d’une mémorable colère à propos d’une quelconque moquerie. Ramassé par un autre enfant qui s’en servait comme haie pour des courses d’escargots.

André Bernard.

Prison barbelée ? Non, dentier d’ogre !

Anny Bonnin.