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Silvia Guiard

Lettre de Buenos Aires

mercredi 27 novembre 2002.
 
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e 19 décembre, lorsque j’ai entendu le président décréter l’état de siège pour répondre aux pillages de la journée, je me suis sentie complètement désolée. Et très seule. C’est alors que j’ai entendu les casseroles qui commençaient à sonner. Je suis descendue à la petite place tout près d’ici, mais je me sentais un peu stupide, cette réponse me semblait insuffisante. [...] Une heure plus tard la place débordait. Il me semblait que la ville était entrée dans une sorte de dimension onirique, où chacun se rendait joyeusement à cette dérive qui nous délivrait de tant d’oppression. [...]


Nous avions passé des semaines d’enfer, entassés dans les banques pendant des heures, parlant tout le temps d’argent... et sans toucher un sou. [...] Or, le 19, nos poumons se sont emplis d’un air nouveau. Finalement on se reconnaissait vivants et capables de réagir. [...]


La répression a commencé le 20 de bon matin et pendant cette journée-là, les chiens de toujours ont agi sauvagement. Mais leur tâche n’a pas été facile, car les manifestants refusaient avec obstination de quitter la place. La Plaza de Mayo es nuestra. Cette journée de 20 décembre a aussi marqué l’irruption dans l’histoire de luttes d’une jeunesse que l’on avait cru absorbée par les chats1, reality shows et autres virtualités. Le jeune syndicat des motocyclistes (coursiers ou livreurs de pizza) a notamment joué le rôle de « cavalerie » des manifestants, forçant parfois les flics à tourner en arrière, avertissant les gens de leur arrivée, distribuant des citrons et même transportant les blessés. Deux d’entre eux sont tombés sous les balles. [...]


On dirait que la surface de la réalité, telle un voile, s’est déchirée, et que les choses refoulées, longuement étouffées ont affleuré et ceci n’a rien à voir avec n’importe quel rêve d’accumulation individuel, bien au contraire. [...]


Tous les jeudis depuis janvier, à cinq heures, 4 000 ou 5 000 personnes « casserolent » devant la cour d’assises réclamant la démission et l’emprisonnement des juges. On leur fait aussi des escraches. Le mot escraches vient de l’unfardo (argot) le plus pur. Escracho, veut dire « gueule » et escrachar c’est « détruire », « casser la gueule » mais aussi « photographier ». Ce sont les jeunes de l’organisation HIJOS, enfants de disparus, qui ont inventé et développé ces dernières années les escraches manifestations chez chacun des tortionnaires ou assassins impunis, pour les démasquer et les dénoncer. L’ancien Président Alfonsin a perdu toute dignité lorsqu’il a rencontré des participants à des assemblées faisant un escrache chez lui, et s’est mis à les frapper à coups de poing. Hier, un économiste de droite acharné, a reçu, malgré ses 80 ans, un joli coup de pied au cul qui l’a forcé à se cacher dans la Boston Bank.


Il y a eu, pendant les journées les plus « ardentes », et surtout en réaction à la répression, bien des banques et des Macdonald’s brûlés. Dans une ville de la région agricole centrale, les petits producteurs endettés et privés de leurs moyens de crédit et de paiement, les petits marchands et les voisins ont un jour de janvier tout brûlé : les banques, la mairie, le bureau de Telecom, etc. Dans une autre ville, on a organisé des escraches chez les politiciens les plus corrompus. Le fils d’une femme, dont la fortune s’est scandaleusement accrue depuis qu’elle est députée, a tiré sur la foule et a blessé un manifestant. On a brûlé leur maison.


En ce qui concerne les assemblées, j’aime à imaginer que les carrefours détiennent un certain pouvoir magique (peut-être associé à Exú, le génie des carrefours dans les cultes afro-américains ?). Il semble que certains coins de rue, plus que d’autres, ont poussé les gens à « casseroler ». Des voisins qui s’étaient rencontrés deux fois au même coin de rue ont décidé de former leur propre assemblée. En deux mois, des forces dont on n’imaginait même pas l’existence, se sont passionnément consacrées à tisser de nouvelles relations, à bâtir de nouvelles formes sociales.


Une assemblée inter quartiers s’est formée. Elle tient ses séances chaque dimanche à Parque Centenario. Environ 4 000 personnes y participent et plus de cent orateurs s’y inscrivent pour parler. (...) Cette assemblée a voté tout ce qu’on peut imaginer en matière de programme révolutionnaire : ne pas payer la dette, nationaliser la banque, réétatiser les services privatisés, etc., et même le gouvernement direct par les assemblées populaires. Bien sûr, il n’y a pas un niveau d’organisation ou de compréhension politique capable de mener à bout toutes ces décisions et résolutions. Mais cela constitue une tendance assez menaçante pour que les journaux de droite commencent à s’alarmer face à l’avènement de « soviets2 ». Un des aspects les plus importants de ce mouvement est sa volonté de se lier à celui des piqueteros, qui est aussi une expérience singulière. Tandis que les syndicats restaient assujettis à des dirigeants bureaucratisés et complaisants face à la flexibilisation, les privatisations et la récession, ces ouvriers licenciés, au lieu de perdre leur conscience de classe l’ont plutôt réaffirmée et ils ont construit, ces dernières années, de nouvelles organisations plus indépendantes que leurs anciens syndicats. [...] Leur troisième assemblée nationale a eu lieu à Buenos Aires. Ils ont décidé de tenir leur première séance directement à la Plaza de Mayo, et les assemblées populaires ont été invitées à y participer. [...]

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L’ours lucide (rencontre anagraphomorphique du Père Peinard et des surréalistes tchèques)
Guy Girard

C’est émouvant, cette éclosion de forces convergentes et s’auto-organisant quand on est en pleine débâcle, que tant de choses semblent s’écrouler, et surtout lorsqu’on a vécu les dernières années victime de l’individualisme, du sauve-qui-peut, de la dissolution des liens, de la fragmentation sociale (augmentation de la criminalité, de l’insécurité, de la méfiance générale. [...] Et la fatigue ? Elle s’est évanouie : C’est une très belle folie que ces marches hebdomadaires de plusieurs kilomètres, éclairées par les étoiles ou par la lune, que ces casserolades nocturnes jusqu’à une ou deux heures du matin. Et les assemblées, généralement à neuf heures du soir et qui ne finissent pas avant minuit. [...] Mais je crois bien qu’il y a autre chose au-delà de la politique : c’est l’enthousiasme d’inventer, le désir et la joie de fonder une nouvelle forme de liberté. Vraiment j’éprouve moi-même cette belle joie de la page blanche, que je n’aurais jamais espérée de mes propres voisins. Ces grandes personnes en session parmi les arbres de la place, sous la pleine lune, me semblent des enfants qui jouent, c’est-à-dire, qui se consacrent très sérieusement à organiser leur jeu, à inventer ses règles. [...] C’est bon aussi de voir se tisser de nouveaux rapports entre les sexes et entre les diverses générations. [...] Lorsque j’entends le refrain : Piquete y cacerola, la lucha es una sola, j’aime à y entendre aussi le signifié sexuel.


Et cependant, c’est aussi assez inquiétant car on ne peut pas savoir où tout cela va aboutir. Ce n’est pas l’inconnu qui m’inquiète, mais le trop connu : les militaires, les policiers et la rage meurtrière des dirigeants. Ainsi, lors de la « casserolade » qui a renversé Rodríguez Saá, un groupe de manifestants a attaqué un flic qui était resté isolé et ils ont été sur le point de le lyncher (ils ne l’ont pas fait). Très loin du centre, dans un petit bar, quatre jeunes amis qui buvaient de la bière et jouaient aux cartes ont vu ces images à la télé. Songeant à la férocité policière du 20, l’un d’eux a dit « Bien fait ! » Alors, un homme qui était chargé de la sécurité de l’endroit, flic retraité, a dégainé et les a tués à bout portant (un seul a pu se cacher sous une table). [...]

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Un giratoire au purgatoire
Photo Bruno Montpied, Marie-Dominique Massoni, JJ Méric

Des rumeurs de coup d’État (d’un éventuel triumvirat de civils, militaires et financiers) circulent plus ou moins ouvertement. [...] Mais les assemblées, qui se veulent en général « pacifiques », je n’imagine pas qu’elles arriveront à se défendre face à un déferlement répressif. Nos dirigeants les plus « démocratiques » sont aussi à craindre : ce même Alfonsin qui se vantait un jour d’avoir fait juger les commandants, prépare un projet de loi pour déclarer les assemblées comme des actes de sédition.


Mais je ne veux pas finir ainsi mon récit, cela me semble de mauvais augure. [...] Les débats et les échanges d’idées commencent à gagner de l’importance. Il y a déjà des regroupements d’artistes (les photographes, vidéastes et cinéastes ont été les premiers à se grouper). Une assemblée d’artistes plasticiens a promu récemment une très ubuesque protestation, appelée gran mierdazo nacional, qui consistait à jeter de la merde sur le Palais Législatif pour « mettre la merde à sa place ». Ce n’est pas très artistique, mais c’est amusant quand même. [...]


On s’ennuyait, on était tristes devant l’écran ou devant l’ordinateur ! Les moyens d’échanges que nous inventons maintenant sont par contre bien réels, vivants. Toutes ces casseroles à l’unisson, ou en contrepoint ça fait bien les battements d’un cœur.


(Extraits d’une lettre du 13 mars 2002, adressée à M.-D Massoni.)


1 Forum de discussion sur le web.


2 Vous pouvez lire les résolutions de Parque Centenario dans www.argentina.indymedia.org où il ya aussi des photos, des chroniques, des discussions, etc., et aussi dans www.elcacerolazo.com.ar