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Illumination profane

Walter Benjamin et le surréalisme
1996.
 
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est en février 1929 que Walter Benjamin publie, dans une revue littéraire allemande, son essai : « Le surréalisme. Dernier instantané de l’intelligence européenne ». Il ne s’agit pas d’un article de « critique littéraire » au sens habituel mais d’un essai poétique, politique et philosophique d’une incroyable richesse, comme un émail serti de lunes rouges, d’images dialectiques, de grains de lumière nocturne et de bâtons de dynanute musicale.

Loin d’être une clique littéraire ou un « mouvement artistique », le surréalisme constitue pour Benjamin une illumination profane, fondée sur « des expériences magiques sur des mots », dans lesquelles « s’interpénètrent mots d’ordre, formules d’enchantement et concepts »_ L’« illumination » implique l’idée de l’ivresse, qui trouve ses origines dans le rapport magique de l’homme ancien avec le cosmos. Le surréalisme renouvelle cette expérience enchantée, archaïque, pré historique, en lui donnant une forme totalement nouvelle, matérialiste et profane. Ce mot renvoie, bien sûr, au refus catégorique, par les surréalistes, de la religion en général et de l’apostolique romaine en particulier : Benjamin parle de « la révolte amère et passionnée contre le catholicisme par laquelle Rimbaud, Lautréamont, Apollinaire ont engendré le surréalisme ».

Cette définition du surréalisme comme mouvement à la fois magique et profane est une des plus profondes intuitions de Benjamin : elle permet d’en finir avec les dichotomies plates et ennuyeuses entre « rationalité » et « irrationalité », « matière » et « esprit », crotte d’oiseau et croûte de crocodile, pâte à modeler et mât à peloter.

Le surréalisme se donne pour objectif, selon Benjamin, de « procurer à la révolution les forces de l’ivresse ». Il s’agit de fusionner la composante d’ivresse, avec la préparation méthodique et disciplinée de la révolution. Benjamin se présente lui même comme un « observateur allemand », situé dans une position « infiniment périlleuse entre la fronde anarchiste et la discipline révolutionnaire ». C’est cette position inconfortable et fragile, menacée de tous les côtés mais offrant une vision imprenable du paysage politique qui lui permet de percevoir dans le surréalisme le point de convergence unique et irremplaçable entre ces deux démarches apparemment contradictoires.

Anarchisme : « Depuis Bakounine, l’Europe a manqué d’une idée radicale de la liberté. Les surréalistes ont cette idée. » En très peu de mots, l’essentiel a été dit. On trouve rarement dans la vaste littérature critique sur le surréalisme une formule capable de rendre compte, de façon aussi lumineuse, du noyau incandescent et explosif de la comète surréaliste.

Il est vrai que Benjamin a un concept extrêmement souple de l’anarchisme. Décrivant les origines lointaines prochaines du surréalisme, il écrit : « Entre 1865 et 1875, quelques grands anarchistes, sans communication entre eux, ont travaillé à leurs machines infernales. Et le surprenant est que, d’une façon indépendante, ils aient réglé leurs mécanismes d’horlogerie exactement à la même heure ; c’est simultanément que quarante ans plus tard explosaient en Europe occidentale les écrits de Dostoïevski, de Rimbaud et de Lautréamont. » La date, quarante ans après 1875, est évidemment une référence à la naissance du surréalisme avec la publication, en 1924, du premier Manifeste. S’il désigne ces trois auteurs comme « grands anarchistes » ce n’est pas seulement parce que l’oeuvre de Lautréamont, « véritable bloc erratique », appartient à la tradition insurrectionnelle, ou parce que Rimbaud a été communard. C’est surtout parce que leurs écrits font sauter en l’air, comme la dynamite de Ravachol ou des nihilistes russes, l’ordre moral bourgeois, ce qu’il appelle le « dilettantisme moralisateur » des philistins.

Quant au marxisme celui que Benjamin partage avec les surréalistes il s’agit d’une variante bien hétérodoxe, qu’on pourrait qualifier de gothique au sens du « roman gothique » (ou noir) du XVIlle : c’est à dire un marxisme sensible à l’enchantement et au merveilleux, à la dimension magique des mots et des choses, au moment noir de la révolte, à l’illumination qui déchire, comme un éclair, le ciel de l’action révolutionnaire. Marxisme gothique aussi dans le sens littéral de la référence positive à certains moments clé de la culture profane médiévale : ce n’est pas un hasard si aussi bien Breton que Benjamin admirent l’amour courtois du Moyen Âge provençal, qui constitue aux yeux du deuxième une des plus pures manifestations d’illumination.