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Pensées agitées autour d’Otesánek

mai 2001.
 
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tesánek m’apparut à l’écran alors que je n’en avais pas entendu parler. J’y retrouvai aussitôt des objets que je venais d’installer dans mon existence (qui venaient de s’y installer ?) ou, plus exactement, en rentrant chez moi après le film, je vis clairement Otesánek dans mes objets. À tel point suggéré, cet Otesánek, que ma fille Marie, ayant elle-même vu le film, ne supportait plus d’affronter du regard celui que j’avais nommé Poécrie et dont la gueule ouverte était peinte sur la surface tronçonnée d’un rameau. Cet objet, déjà terminé, avait été conçu dans le même temps que j’écrivais un texte sur le langage pour le prochain numéro de S.U.RR, et c’étaient les questions de l’apparition du langage, des origines et des transmutations, qui se tenaient au cœur de ce bois, en gestation semi-consciente.

L’autre objet désigné par ce film n’était alors qu’ébauché… et depuis n’a pu que rester tel ! Des mots me viennent aujourd’hui pour parler de lui : un éternel prématuré mais, non mature, il était donc loin d’être prématuré. Abandonné, il n’est pas mort pour autant désormais, ni en tant que projet, ni en tant qu’objet en soi : puisque j’y suis attachée comme à mes autres objets, c’est donc qu’il possède suffisamment d’âme pour se « lier ». J’ai remarqué qu’il angoissait mon entourage tandis que je n’éprouve à son égard qu’un sentiment protecteur. Je ne sais vers quoi tend son futur.

Je vais évoquer des images que j’avais en tête tandis que je fabriquais mes deux objets (ce qu’il m’en reste en mémoire !). Je ne suis pas certaine qu’il y ait de « bonnes raisons » d’y chercher un lien avec Otesánek, mais plus qu’une apparence les lie, une synchronicité (je les ai conçus dans le temps où sortit le film et alors que j’étais en pleine rédaction de la Réponse à Bertrand, lequel n’est pas peu lié à Otesánek).

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Poécrie
Dominique Paul

Poécrie a commencé par le choix de ramasser du dérisoire, des quantités négligeables qui, de ce fait, avaient valeur d’universel : j’essayais de saisir les petits riens du lieu. Ainsi, une capsule de bière en Bretagne (y a-t-il plus banal ?), un pétale d’hortensia, une brindille de cyprès, un galet… Dans la triangularité du galet, après avoir collé là les insignifiants ( ! ), j’ai vu trois visages superposés, en décalage de 120° : la femme du monde, une plume au chapeau ; son enfant, les yeux écarquillés et la bouche close ; le père à la barbe. Cette pierre repose librement, susceptible de tourner autour de son centre de gravité posé sur la pointe d’un clou, fixé dans ce morceau de tronc d’un cerisier qui m’a longtemps tenu compagnie et dont j’ai pleuré l’abattage : en lui toute la réserve d’énergie, avec son serpent rouge sortant du côté de la gorge et orienté vers la terre, son serpent vert bleuté traversant le corps avant de se dresser vers le ciel (1) , l’air de ses plumes et l’eau précieuse de ses perles. Le fil des mots issu de cette sorte de fuseau -car on peut mettre l’objet en rotation de la main - se tisse à la lisière sanglante.

Pour l’autre objet qui, du coup, n’a pas de nom, il s’agit d’une grosse bûche ramassée (élue) par des élèves de ma classe, ramenée péniblement, d’une sortie en forêt jusqu’au cœur de Paris, puis jusqu’à chez moi, où elle s’est immédiatement bien entendue avec les cornes de bovidés qui, depuis le sommet de mon armoire, semblaient l’attendre, jusqu’au jour où la tête de baigneur, échouée sur ma commode, se lova tout naturellement dans un creux comme un bébé africain contre le tendre dos de sa mère. Les autres croient que cet enfant étouffe, ou n’arrive pas à sortir, ou est englouti… qui sait qui « a raison » ? L’idée sous-jacente qui m’animait de manière intuitive, tout ce temps où j’étais habitée par ce projet, finalement inaccompli, est celle de l’axe et du quaternaire fixe (cf. l’axe du monde, les cornes du Taureau… et d’autres associations passées outre conscience depuis) Pourquoi ai-je ajouté, à son sommet, le jour de la chute fatale d’un assemblage éphémère sur ma glycine aimée, le gant rigidement pointé vers le ciel qui faisait partie de cet assemblage ? Quelque main se dresse-t-elle là comme un poing, mécontente de la lourdeur tombée d’en haut ?

Le sentiment surprenant que j’éprouve également pour ces objets et pour la créature Otesánek, c’est une tendresse, inspirée malgré la menaçante sauvagerie. Je me sens proche de la petite fille du film sans en avoir vraiment démêlé la cause. Dans l’étoffe de ma vie, des fils tissés se rencontrent en un point : ce film, ces deux objets, certains souvenirs… d’autres événements momentanément extérieurs parce qu’ils ne sont pas encore venus à ma connaissance s’y joindront plus tard ; mais il y a aussi ceux dont j’ai connaissance sans conscience ; il me faut, comme toujours, beaucoup de vigilance afin de sentir ces liens déroutants et les rassembler pour que ces fragments d’obscur deviennent puissance illuminatrice. (Image de barrage hydroélectrique et du gouffre de ses eaux sombres productrices de lumière. Il ne faut faire barrage ni trop tôt, les ressources manqueraient de profondeur, ni trop tard, attention au grand déferlement dévastateur du lyrisme ! Toujours cette extrême justesse, exquise mais délicate, indispensable pour rester sur le fil.) Ce point sur l’étoffe, que je viens d’évoquer, à force de fils qui s’y croisent, tend à devenir étoile.

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Vivants fixes
Dominique Paul

Hier soir au café, nous cherchions à rapprocher Otesánek d’autres contes, d’autres légendes, d’autres mythes. Il y avait bien le Petit Chaperon rouge, Pierre et le loup, les histoires d’ogres et d’autres serpents dévorateurs. Je pensai aussi à ces dieux-gouffres, Kronos qui dut vomir ses victimes, Ouranos qui enfouissait ses enfants dans le ventre de la Terre et dont une lame (comme dans Otesánek  !) eut raison, son fils le castrant… Or ce n’était jamais l’enfant, le monstre. Voilà que cela me suggéra des faits réels : la manière de se reproduire du coucou(2) . En effet, chacun de ses œufs est pondu dans le nid d’un autre oiseau et couvé par ce dernier. Puis le nouveau-né coucou jette par-dessus bord les autres œufs (plus longs à éclore) ou les jeunes hôtes (plus petits), parfois les dévore. Bientôt, il ne peut plus tenir dans le nid trop étroit et les parents adoptifs continuent de le nourrir, abondamment, pendant deux semaines hors du nid. Ils sont frêles auprès de lui, qui fait plusieurs fois leur volume, et s’épuisent à lui trouver suffisamment à manger. Je ne sais plus où j’ai lu qu’il arrive qu’ils y perdent la vie (accident ? brutalités ? épuisement ?). Bref, il y a de la voracité d’Otesánek là-dessous !

Élément supplémentaire justifiant mon association avec cet oiseau : en haute Bretagne(3) , on disait autrefois que le coucou s’enfuit avant la moisson, dès qu’il entend battre les faux, parce qu’il fut jadis blessé par un de ces instruments. Je pense à l’outil agricole qui a raison d’ Otesánek dans le conte… Des petits faits de rien du tout m’ancrent un peu plus dans l’idée de ce coucou qui s’impose ; quittant la réunion, dans le train, j’ouvre un livre et tombe invraisemblablement sur : « Monsieur Coucou… l’inconnu du récit… Coucou c’est d’abord un chant d’oiseau… Monsieur Coucou s’introduit dans la place pour l’occuper tout entière… » (Il ne s’agissait aucunement d’oiseau ni d’ouvrage d’ornithologie !) Puis je rentre chez moi et là, depuis la pièce du fond j’entends, dès que j’ai franchi la porte, ma fille Jeanne qui m’accueille en chantant de loin « cou cou ! cou cou ! cou cou !  » en imitant l’oiseau, ce qui ne lui était encore jamais arrivé. Je suis tellement stupéfaite qu’elle s’inquiète et qu’il me faut lui expliquer un tant soit peu l’affaire.

Ainsi, me voici passée de la bûche à l’oiseau… lorsque j’en arrive analogiquement à l’œuf. Cet œuf tendrement couvé (comme Otesánek), qui donnerait naissance à un monstre, me renvoie à :

-  L’ovale d’une psyché qui refléterait la Méduse que chacun recèle en soi - sans vouloir reconnaître ce potentiel mortifère d’un corps délié, privé d’image et de symbole ;

-  L’ovale du mauvais œil …ou de celui de Caïn au fond de la tombe ?

( Je n’ai pas les clefs de toutes ces images qui m’assaillent !)

-  La bulle de savon, symbole d’illusion, celle de l’omnipotence où échapper à la réalité (4) (Dans Otesánek, on retombe sur le thème très actuel - et très destructeur - de l’enfant qu’il faut avoir à tout prix, par caprice, quitte à se mentir à soi-même quant à l’authenticité de ce désir - mais que désormais les « miséricordieux » progrès scientifiques accordent...).

Me vient l’idée monstrueuse de mort de la vie psychique (« morte dans l’œuf » ?). L’hypothèse qu’en avance Julia Kristeva dans Les Nouvelles Maladies de l’âme (5) m’a touchée, il y a peu d’années. Ici, je vois Otesánek comme le monstre nécessairement issu de la ruine des systèmes symboliques dans ce grand vide stérile de la modernité insensibilisante.

Mais je m’éloigne peut-être trop d’Otesánek, de son évident ternaire féminin (la mère, l’amour, la mort…) qui tient successivement les rênes du Désir, de la Rébellion et de la Connaissance, tandis que le masculin, le civilisé, celui qui, prétentieusement, jouait les apprentis sorciers avec les esprits des bois tout en attendant son salut des scientifiques, se fait tour à tour déposséder de sa propre fertilité, de sa prétendue maîtrise sur la matière et finalement de sa vie : c’est toute son espèce qui pourrait être anéantie, sans l’habileté de la vieille fée, vieille fée qui n’est pas rétrograde, qui a adapté à la vie en ville la culture de ses choux - légumes éminemment curatifs et traditionnellement en opposition aux frénésies dionysiaques (6) - mais sans abandonner sa sagesse traditionnelle et capable de trancher même contre les forces malfaisantes de la nature. Je situe sa binette quelque part entre la hache (pierre de foudre) et la baguette magique (quenouille ou fuseau) - tiens ! me voici revenue à mon objet Poécrie.


(1) Relisant cette phrase, me revient le souvenir d’une branche de cet arbre aimé, pointée sous mes yeux lorsque je m’installais à mon « bureau de vacances », qui tous les ans repoussait en enlaçant sa voisine comme le ferait un serpent.
(2) L’oiseau dont le cri dit le nom (à rajouter au dossier du langage !)
(3) Compilé par J.-P. Ronecker dans « le Symbolisme animal ».
(4) Je parle de cette hallucination généralisée, spectacle qui ne se réfère plus au rêve souverain mais à une hypnose politiquement administrée.
(5) « Vous êtes saturés d’images, elles vous portent, elles vous remplacent, vous rêvez(…) Le spectacle est une vie de rêve, nous en voulons tous. Ce « vous », ce « nous » existe-t-il ? Votre expression se standardise, votre discours se normalise. D’ailleurs avez-vous un discours ? (…) Quand vous n’êtes pas pris en charge par la drogue, vous êtes « pansés » par les images. Vous noyez vos états d’âme dans le flux médiatique, avant qu’ils ne se formulent en mots (…) Plus encore qu’une commodité ou une nouvelle variante de l’« opium du peuple », cette modification de la vie psychique préfigure peut-être une nouvelle humanité, qui aura dépassé l’inquiétude métaphysique et le souci du sens pour l’être. N’est-ce pas fabuleux quelqu’un qui se satisfait d’une pilule et d’un écran ?  »
(6) Dans l’Antiquité, il était utilisé pour remédier à l’ivresse ; une légende grecque le fait naître des larmes de Lycurgue, puni par Dionysos pour avoir détruit des vignes.