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Otesánek

Le conte d’Erben
dimanche 20 octobre 2002.
 
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l était une fois un homme et une femme très pauvres qui malgré leur pauvreté ne cessaient de répéter : Si seulement nous avions un enfant. Un matin, l’homme déterra dans la forêt une petite souche, qui ressemblait à un petit enfant. Il suffisait de tailler les radicelles sur les mains et les jambes.


L’homme ramena la racine à sa femme et lui dit : Regarde la mère ce que je t’ai rapporté. Dès qu’elle la vit, la femme se jeta sur la souche, l’emmaillota et la couvrant de baisers dit : C’est notre enfant nous l’appelleront Otesánek. A peine eut elle dit cela que la petite racine se mit à gigoter et à brailler. Il a faim, je vais lui donner à manger.

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La femme lui fit de la bouillie Otesánek avala le tout puis dit : Mère, j’ai encore faim. Elle courut alors chez la voisine et rapporta une jarre de lait. Il avala le tout et dit : Mère, j’ai encore faim.


Attends, lui répondit la mère, tu auras à manger. La mère courut emprunter une miche de pain à la voisine. Dès qu’Otesánek vit le pain sur la table, il sauta du lit...et en un instant, avala la miche et la table avec.


Tu n’as quand même pas mangé toute la miche ? Otesánek répondit : Je l’ai mangée et toi aussi je vais te manger. Et il ouvrit une gueule large comme un four...


Le père revenant du travail demanda : Où est ma femme grand dieu ? Alors Otesánek lui répondit : Je l’ai mangée et toi aussi je vais te manger. Le père eut alors un haut le corps en voyant dressé devant lui un être grand comme une armoire à glace. En un instant il fut dévoré.


Otesánek se leva et partit au village chercher quelque chose à se mettre sous la dent.


Il rencontra une fille de ferme, qui revenait des champs avec une brouette pleine de trèfle. Tu as dû manger quelqu’un pour avoir un si gros ventre, lui dit-elle.


J’ai mangé, j’ai avalé : La bouillie d’une casserole, un grand pot de lait, une miche de pain, ma mère, mon père. Et toi aussi je vais te manger. Puis il s’approcha et la fille et sa brouette furent englouties.


Il continua son chemin et rencontra un fermier, qui rapportait dans une charrette du foin de son champ. Otesánek se mit en travers de sa route et le cheval s’arrêta. Otesánek lui cria : Et toi aussi je vais te manger. Puis il ouvrit une gueule démesurée et fermier, cheval et charrette furent avalés.


Alors Otesánek poursuivit son chemin. Dans un champ un porcher gardait des cochons. Les cochons firent envie à Otesánek qui les avala tous, et le porcher avec.
Il rencontra encore un berger et son chien qui veillaient des moutons. Moutons, chien et berger furent avalés en une seule bouchée.


Il arriva enfin dans un champ où une bonne vieille sarclait des choux. Il s’approcha et commença à manger les choux. Elle lui dit : Otesánek pourquoi me fais-tu ces dégâts ? Tu as déjà tellement mangé, tu devrais être rassasié. Il lui répondit : J’ai mangé, j’ai avalé la bouillie d’une casserole, un grand pot de lait, une miche de pain, ma mère, mon père, une fille de ferme et sa brouette, un fermier et sa charrette, un porcher et ses cochons, un berger et ses moutons, et toi aussi je vais te manger ! Mais la bonne vieille était vive. Elle donna avec sa binette un coup sur le ventre d’Otesánek. Et elle le fendit.


Alors du ventre d’Otesánek, sauta le chien Médor suivi du berger et des brebis. Puis ce fut au tour du troupeau de cochons et du porcher, du fermier, de sa charrette et de son cheval, de la fille de ferme et de son trèfle, du père et de la mère d’Otesanek.

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Ainsi que nous le savons, les contes populaires sont des relectures d’anciens mythes. Quel mythe se cache derrière le conte Otesánek ? Un homme et une femme sans enfant se révoltent contre leur destin et par leur entêtement forcent la nature à leur donner un enfant. Ils lui soutirent littéralement le secret de la naissance. Ils paient cher cette révolte contre la nature, pas seulement eux mais également leur entourage.


Comme nous le voyons nous nous trouvons ici dans les parages immédiats d’un des mythes fondamentaux de notre civilisation : le mythe d’Adam et Eve, ou si vous le voulez d’un mythe analogue : celui de Faust. Je pense qu’aujourd’hui, alors que le génome humain a été décodé, ces mythes acquièrent une actualité toute particulière.


J. Švankmajer, commentaire à propos du film Otesánek


A quoi correspond le personnage d’Otesánek, ou que symbolise-t-il ? Otesánek est-il une personnification de la nature : une nature qui serait, tout à la fois, notre amante, notre amie et notre assassin, une nature sans interdit de type humaniste ? Otesánek est-il cet inconscient sombre qui nous domine et nous détruit tout à la fois et avec lequel seuls les fous et les enfants réussissent à communiquer ? Peut-être est-il les deux à la fois.


De toute façon Otesánek représente quelque chose qui nous dépasse. Quelque chose délivré du poids et de l’étroitesse de la civilisation, quelque chose de premier (un peu comme la materia prima des alchimistes). Quelque chose avec lequel nous ne sommes pas capables d’entrer en réelle communication (à cause de notre perception que la civilisation a faussée et réprimée) et qui, par conséquent, devient pour nous une menace et un danger. Quelque chose, dont on aimerait bien se débarrasser, ou qu’on voudrait tout du moins dominer mais quelque chose à quoi nous tenons en même temps, parce que c’est là aussi notre œuvre, et c’est cette ambiguïté qui est destructrice.


Otesánek est une certaine part, une part irrationnelle, de notre existence. C’est cette part que nous avons ramenée à la vie par nos sens, mais que nous avons refoulée en marge de la société, par notre organisation (c’est à dire par la civilisation), et qu’en vain depuis, nous essayons de pacifier rationnellement.


Otesánek nous accompagne toujours et il nous dévore.


J. Švankmajer : extrait de la note d’intention du film Otesánek


Otesánek est sûrement un très vieux conte. Ce n’est pas un conte du 19° siècle, c’est certainement un conte beaucoup plus ancien. Que ce personnage soit à ce point immoral, puisqu’il va manger ses parents qui le nourrissent, représente certainement un archétype. Et c’est ça qui m’intéresse, trouver l’essence même de ce qu’Otesánek peut représenter pour les autres. Ce n’est pas seulement un personnage pour les petits enfants. Le fait qu’ici justement ce ne soient pas les parents qui dévorent leur enfant, mais l’inverse, doit signifier quelque chose. L’enfant qui mange ses parents c’est un mythe cosmique. Peut être que cela se passe dans le ciel ? Certaines étoiles qui ont été créées par quelque chose dévorent leur créateur. Je ne sais pas. Mais je pense qu’on peut certainement donner un nouveau contenu à ce mythe ancien qu’on ne comprend plus aujourd’hui. (...) Ce qui me surprend c’est que je n’en ai retrouvé aucun équivalent dans d’autres mythes français ou anglais (...) Cela m’intéresserait de connaître votre interprétation de ce conte.


J. Švankmajer interview avec M. Leclerc et B. Schmitt, 1997

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Et toi aussi je vais te manger !


Prolongeant ces quelques notes sur Otesánek, conte populaire tchèque, collecté par Karl Jaromír Erben, et transposé dans son dernier film par Jan Švankmajer(1) , nous nous proposons, à l’invitation de ce dernier, de réfléchir collectivement sur les interprétations à donner à ce qui pourrait bien se présenter comme la résurgence possible d’un ancien mythe, dont les répercussions actuelles se font de plus en plus crûment sentir. A l’heure où l’homme moderne, technicien rationnel et apprenti thaumaturge, semble vouloir coloniser, jusque dans ses moindres aspects, une nature réduite à la portion congrue, devenue simple toile de fond pour ébats économiques ou règlements de comptes militaires, à l’heure où mauvais génies génétiques et informes firmes informatiques se donnent la main pour enserrer d’une même toile une nature humaine qu’un eugénisme mental vise à mouler dans la marque d’une pensée unique, Otesánek ce vorace petit bonhomme de bois, cet insatiable Pinocchio à la dent plus longue que le nez, pend à celui d’une société qui court le plus frénétiquement possible à sa perte. Inondations, Sida, vache folle, peste ovine, tremblements de terre, Tchernobyl, effet de serre, trou dans la couche d’ozone, pollutions en tous genres, réchauffement planétaire, surpopulation, terreurs alimentaires, organismes génétiquement modifiés, la liste est longue de toutes les frayeurs modernes, psychoses collectives, dangers avérés et fléaux fantasmés à délice, dans lesquels l’homme moderne vient contempler mi-fasciné, mi-horrifié, les nouveaux masques de ses peurs intimes.


Le phénomène n’est guère nouveau, il est vrai, et l’histoire se plaît à répéter à l’envi, les grandes peurs. Mais les fous de dieu disposent d’un arsenal jamais rassemblé jusqu’ici et sans doute n’avons nous jamais été potentiellement aussi prêts de ce cataclysme mythique que toutes les traditions promettent aux civilisations qui s’épuisent. Bien loin de nous l’idée de retenir, ne serait ce que d’un cheveu, ce corps débile, mourant et trépidant qui se consume en de risibles progrès. Bien loin de nous aussi l’idée d’abandonner la confiance dans les pouvoirs de l’imagination, de nous désister de l’espoir - aussi désespéré fût-il- dans un incroyable sursaut des forces de vie.


Placés aujourd’hui en témoins, atterrés et rageurs, de cette immonde farce qu’est le monde prétendument moderne, c’est encore des mystères du mythe que nous attendons l’éclairage sous lequel nous œuvrerons à bâtir les arches d’une nouvelle civilisation.

Otesánek, film de J. Švankmajer, 2000, produit par Athanor et Konnick Film International.