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Eva Švankmajerová

Perverse en toute innocence

samedi 25 février 2006.
 

Hiver 1996-1997. Nous sommes venus avec Michel Leclerc filmer la préparation et l’installation de l’exposition Animus-anima-animace, qui doit s’ouvrir à la galerie de Klatovy. Pendant plusieurs jours, nous suivons Eva Švankmajerová et Jan Švankmajer, en plein travail. Nous les harcelons de questions, quêtant les gestes, les explications, les commentaires, espérant y trouver des clés qui nous permettraient de pénétrer dans leur univers. A voir Eva et Jan travailler côte à côte, à les épier alors qu’ils installent leurs travaux respectifs, leurs œuvres communes, nous sentons dans la complémentarité de leurs gestes, dans l’attention complice qu’ils se portent l’un à l’autre, dans le jeu de questions-réponses qu’ils élaborent entre eux, un élément central de leur création et de leur quête. Eux-mêmes semblent guetter et provoquer de tels instants. Ainsi, alors qu’Eva installe un « Hommage au Marquis de Sade » , série de vases érotiques simulant une joyeuse orgie, Jan vient se mêler à l’installation, entraînant entre eux deux un jeu de provocations et d’esquives. A ce jeu, Eva se révèle être d’une force rare, faisant preuve d’une véritable, d’une profonde, d’une sincère et, par là, redoutable innocence.

Au fil des ans, alors que j’apprends à mieux connaître Eva, je suis souvent frappé par cette « innocence » qui se traduit chez elle par une approche, entière, frontale, de la réalité, par un besoin d’interroger le monde dans ses manifestations les plus brutes comme les plus imaginaires, dans ses représentations les plus raffinées comme les plus crues. Dans ses propos les plus anodins tout comme dans sa création, elle se confronte directement au réel, refusant de façon naturelle, presque instinctive, les triages, les hiérarchies, les jugements et les classifications que notre culture dresse entre les choses comme autant de protections et d’impasses.

Classification :
travail pour les premiers de la classe qui projettent ainsi,encore et encore, le reflet de leur excellence, de manière présomptueuse, sadique et vaine.
(1)

Son travail met ainsi sur un pied d’égalité les manifestations sensibles, physiologiques, symboliques. Il offre une même chance aux éléments -des plus sublimes aux plus grossiers-qui tissent notre environnement. C’est pourquoi Eva pouvait, dans un même état d’esprit, reprendre à son compte les planches du Mutus Liber, détourner certaines toiles célèbres, véritables « icônes » de l’art (Botticelli, Manet…), décliner le principe ludique des rébus proposés aux lecteurs des journaux populaires, ou encore s’inspirer des éléments les plus « anodins », mais aussi les plus « vils », les plus « intimes » mais aussi les plus « honteux » de sa vie de femme. (2)

En visitant dernièrement l’exposition d’hommage consacrée à Eva à la galerie Václa Špala, en regardant l’ensemble rétrospectif de son œuvre, je mesurai avec quelle force son travail venait balayer les idées reçues les plus tenaces et les plus imbéciles, qui s’agrippent régulièrement au surréalisme. Je m’amusai à imaginer comment les « doctes spécialistes », les « universitaires patentés », tous garants de la culture officielle, qui depuis plusieurs décennies s’évertuent à démontrer que ce mouvement ne fut qu’un « rassemblement réactionnaire, machiste, sexiste et phallocratique dans lequel les femmes n’étaient que des faire valoir ou des objets pour le désir libidineux de leurs compagnons », comment ces commentateurs et commentatrices hargneux pourraient bien réagir devant la force brute et sans concession des œuvres exposées ? Que pourraient-ils bien dire devant l’expression entière de cette femme qui, loin de toute mièvrerie, refusant les compromis faciles, farouchement autonome et libre, montrait sans complaisance les formes de son désir de femme, mais aussi de celui - qu’en tant que femme - elle provoquait chez les hommes ? Que pourraient-ils bien comprendre ces exégètes coincés, puritains et « politically correct », devant la coexistence chez une même créatrice d’œuvres ouvertement féministes, comme celles du Cycle émancipateur, de représentations détournés et imaginaires de l’univers domestique (casseroles, nappes, aspirateurs) et de ces multiples représentations crues et érotiques du corps de la femme, présenté jusque dans ces aspects les moins « décents » ? Je les voyais (et je les vois déjà, car ils viendront, soyons-en sûrs) accumuler les plus risibles élucubrations et tenter de démontrer ab absurdo, que l’indocilité d’Eva, son entière liberté, cachaient, en fait, une « inconsciente soumission au modèle masculin », puisqu’une femme qui réalise un hommage au Marquis de Sade, « ce monstre de perversité, ce violeur en puissance » ne peut être que malheureusement pervertie par « le phallocratisme latent de ses camarades ou de son compagnon ». Quelle vision pitoyable ! Et comme je les plains ceux-là, qui n’ont pas senti, qui ne sentiraient pas l’immense amour, l’incroyable force, qui unissaient Eva à Jan. Comme je les plains ceux qui n’ont pas vu le respect profond, l’écoute complice, attentive et aimante qui nourrissaient leur travail comme leur vie. Mais voilà, ce sont peut-être là choses incompréhensibles pour ceux et pour celles qui n’envisagent les rapports hommes-femmes que comme une éternelle lutte. Pour celles et ceux qui ne parviennent pas à voir, en eux-mêmes, la coexistence d’une part féminine et d’une part masculine s’enrichissant de leur force réciproque. Pour ceux et celles qui ne se conçoivent que déterminés par leur sexe. Pour ceux et celles qui se montrent tout bonnement incapables d’imaginer l’incroyable liberté qu’offre la transgression ludique de ces barrières, de ces classifications, et qui n’imaginent de « libération » que par la revanche sur l’Autre.

Comme je les plains aussi ceux-là et celles-là qui ne voient pas derrière la crudité, la violence parfois de l’œuvre d’Eva cette profonde innocence qui était sienne. Car si Eva était d’une grande pudeur, elle ne laissait jamais cette pudeur dégénérer en pudibonderie. Chez elle aucune auto-censure, pas de jugement de dépréciation, mais une porte laissée ouverte à la sublimation, y compris pour les images les plus dures à affronter, puisqu’elle savait pertinemment que c’étaient ces images, « insupportables » aux yeux de certains, qui étaient les plus chargées de sens .

Une telle approche est rare et il semble, aux yeux de notre société (comme aux nôtres trop souvent dociles), qu’il faille trier et hiérarchiser nos diverses émotions, qu’il faille surtout en censurer certaines, non tant par peur de « représailles » mais par peur de paraître « bêtes », « déplacés », par crainte de laisser s’exprimer ainsi une voix « naïve » et donc vulnérable. Seuls quelques enfants, qui parviennent à échapper pour un temps encore à la normalisation que leur font subir les adultes, en sont capables. Il ne faut pas croire, cependant, que ces enfants sont plus innocents ou plus pervers que les autres. Ils se situent simplement ailleurs, se fichant pas mal du Bien et du Mal, de ce qui est permis et de ce qui est interdit, parce que ces catégories, qu’on leur impose de l’extérieur, ne correspondent pour eux à rien d’autre qu’à des règles arbitraires d’un jeu truqué d’avance et qu’ils savent de toute façon perdu.

Eva ressemblait beaucoup à ces enfants. Faussement perverse et véritablement innocente, et, dans le même instant, véritablement perverse et faussement innocente. Je revois ainsi sa surprise choquée à la vue des vases érotiques qu’elle avait elle-même façonnés, et je sais que dans cette attitude paradoxale elle se tenait entière, dans sa pleine vérité, choquée de sa propre audace, étonnée que son audace puisse la choquer. Toujours « innocente », parce que vraie, toujours « perverse » parce que devant faire face à un monde hypocrite ou il est encore inconvenant de laisser s’exprimer - le plus simplement du monde- les forces primordiales qui nous animent. Je revois encore Eva le jour du vernissage de l’exposition Bouche à bouche au Musée d’Annecy. Les œuvres étaient installées, on en était aux derniers préparatifs avant l’arrivée des visiteurs, lorsqu’Eva, armée d’un pinceau, s’engouffra furtivement dans l’armoire qu’elle avait peinte, peu avant, pour une exposition collective du groupe surréaliste à Přibram. Une fois entrée dans le meuble, elle referma la porte derrière elle, telle une enfant préparant un mauvais coup.

Là, à l’abri des regards indiscrets, elle redonna quelques dernières retouches à la peinture érotique qui orne le fond du meuble. Lorsqu’elle ressortit, elle prit soin de refermer la porte derrière-elle, laissant dans le secret obscur et clos du meuble la fresque qu’elle venait pourtant consciencieusement de parfaire pour l’exposition. L’armoire, porte repoussée, trônait alors comme une énigme, une tentation, une invitation offerte à ceux qui auraient assez de curiosité et d’audace pour en franchir le seuil, à leurs risques et périls.

Alchimie = Armoire recouverte de vernis doré et fermée à clé. Notre piètre mémoire ignore où se trouvent les clés. Un soldat, mercenaire quelconque, force les serrures mais n’y comprend désespérément rien. Le mal viendra au moment où il se mettra à interpréter.

C’est qu’Eva - qui avait illustré le Mutus Liber, le livre muet - savait bien, comme tous ceux qui ont décidé de regarder la vérité en face, qu’il convient quelquefois de voiler cette vérité pour lui rendre sa signification profonde et que cette signification n’est pas toujours accessible à tous. Elle savait aussi, qu’au-delà du simple geste « provocateur » qui joue avec la surprise et la résistance du spectateur, il existe un autre geste « révélateur » plus rigoureux, plus osé, qui compte cette fois-ci sur le désir du spectateur, sur sa propre force de transgression. Dans un monde où la pornographie s’étale aux yeux de tous, jusqu’à en devenir invisible, et se met en scène dans une triste mascarade, afin de mieux nier le désir et lui ôter sa charge libératrice, l’ultime innocence d’Eva prenait toute sa force, et par là-même en devenait éminemment perverse.
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(1). Eva Švnkmajerová, réponse au questionnaire « Le Grand Jeu ou l’abécédaire affolé », proposé par P. Vimenet et M. Corbet, in Bouche à bouche, Editions de l’œil Montreuil, 2002.
(2). Comme ce fut le cas pour les œuvres du Catalogue de meubles, ou les toiles Viol, Problème de femme, Césarienne , dont certaines provoquèrent quelques remous auprès des surréalistes parisiens, comme le rappelle Marie Dominique Massoni dans ce même numéro .