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Švankmajer : surréaliste absolu

publié dans le catalogue de la rétrospective de Strasbourg en 1998
jeudi 19 novembre 1998.
 

Prague 1923 : Les jeunes gens qui appartiennent au mouvement Devětsil ouvrent l’exposition Bazar de l’art moderne. Organisent cette exposition Šima, Štirsky, Teige, Toyen, c’est à dire la majeure partie de ceux qui, via le poétisme ou l’artificialisme, seront bientôt partie prenante du Grand Jeu ou créeront le groupe surréaliste de Prague en 1934. Au cours de cette manifestation sont exposés des tableaux, des collages, des photos, des sculptures, mais aussi toutes sortes d’objets représentatifs de la vie moderne, des projets d’architecture, de scénographie, des couvertures de livres, des affiches d’agences de voyages, des images représentant des scènes de cirque, etc. Un miroir est accroché, renvoyant le regard du visiteur à lui-même. Y est apposée l’inscription : "Votre autoportrait, spectateurs".
Proposer un bazar c’est déjà affirmer sa révolte contre une société fossilisée ou enfermée dans ses tautologies narcissiques Le miroir renvoyant au virtuel et à l’autoportrait signale que si ces jeux de glaces dans les intérieurs bourgeois renvoient au centre de la pièce, à l’omphaloscopie, ces jeunes gens rejettent vers l’extérieur tout ce qu’il contient de passivité, de spectacle et de complaisance.

Karel Teige, principal théoricien du groupe Devětsil, justifiait ainsi le choix du titre de la manifestation : « Nous l’avons appelé Le Bazar de l’art moderne pour éviter le mot exposition. Nous voulions même éviter le mot art, mais nous n’avons pas trouvé d’expression plus appropriée : ce sont pour des raisons purement techniques que nous n’avons pas utilisé le mot de poésie. »
Cette crise de la perception n’est pas une critique esthétique.

1988, Paris. Un critique de cinéma saluant Alice de Jan Švankmajer déplore seulement qu’on y retrouve le « bazar surréaliste ». Il faut convenir que pour bien des gens le surréalisme a été enterré soit à la mort d’André Breton en 1966 avec un « Je cherche l’or du temps » sur sa pierre tombale, soit en 1969 suite à une déclaration de l’exécuteur testamentaire d’André Breton.

Or c’est en 1970 que Jan Švankmajer rejoint le groupe surréaliste de Prague. Cet homme là n’a donc rien compris à l’histoire officielle de l’art. Le voilà parmi les « crypto-surréalistes », les « post surréalistes » comme on qualifiera souvent ceux qui ont décidé de continuer l’aventure collective sous les bottes de l’occupant néo-stalinien ou dans un Paris où le surréalisme est devenu rivière souterraine. Enterrés, dénigrés, les surréalistes sont devenus clandestins, ils ne sont plus séants, et d’ailleurs ils refusent de s’asseoir à bien des tables.

Un bazar l’oeuvre de Svankmajer, c’est à dire pêle-mêle toutes sortes d’objets dont le visiteur peut avoir l’utilité, et d’autres qui semblent n’avoir ni rime ni raison. Outre leur côté fourre-tout, ce qu’on reproche aussi aux brocantes surréalistes, c’est qu’elles semblent ne pouvoir révéler leur contenu qu’à des gens qui seraient capables de jongler intellectuellement de références en décodages psychanalytiques ou de jeux conceptuels en arabesques linguistiques. Tranquille, le frêle petit homme répond : « Je ne tourne que mes obsessions ».

Pour tout surréaliste, chaque objet est en effet potentiellement « chargé » par ce qu’il a vécu. Chaque personne a « ses » propres « objets-clés », ouvrant sur des pièces mal éclairées ou aveugles de sa petite enfance. C’est ce qu’affirme Švankmajer quand il dit :
« En accord avec les sciences ésotériques, je crois à la conservation d’un certain contenu dans les objets qui ont été touchés par des êtres en état d’extrême sensibilité. Ces objets, chargés émotionnellement sont alors capables dans certaines conditions de révéler ce contenu, et les toucher provoque des associations ou des analogies avec les images de notre inconscient. Ainsi dans nombre de mes films j’utilise des objets que j’ai entendus . »
Certains jeux, certaines expérimentations des surréalistes ont pour but de mettre à jour les réseaux de divers objets, en fonction de leur résonance, de leur mémoire de forme, de leur potentiel de captation. Les surréalistes de Paris ont ainsi mené des investigations à partir de fragments d’objets. Les absents à la séance de jeu devaient ensuite, partant des écrits transmis, projeter dans la matière ce qu’ils pensaient être la représentation de cet objet. Comme un être, un objet apparaît à un moment donné de son histoire, de son mouvement, mais l’être humain a tôt fait de ce passage, de cet instant la seule durée possible de cet élément inanimé. Il conçoit, construit ou achète, utilise parfois, jette, ou bien il thésaurise, ses étalons de valeur étant ceux des marchés et ceux du pouvoir.

Surréaliste, c’est à dire alchimiste Švankmajer peut étourdir par ses mouvantes accumulations et destructions d’objets hétéroclites, c’est qu’il met à nu certaines strates de notre psychisme. Mais faut-il déjà que le voyeur ait pris la voie de la voyance, du réenchantement du monde pour qu’il puisse percevoir ce qui forge l’apparente mécanique jubilatoire, cruelle, enfantine du « bazar » surréaliste et de ces pièces momentanément traversées par un flot de vin, à moins que ce ne soit de bière, jaillissant d’une table et commandé dans une arrière cuisine par ce diable d’enfant. Celui qui n’est pas encore parti à la conquête de la Toison d’Or ne peut ni comprendre le jaillissement, ni son origine. Celui qui a entrepris la quête sait seulement qu’il peut se fourvoyer à n’importe quel moment, car long est le chemin pour se dépouiller du vieil homme enfermé dans son rationalisme mécaniste, coupé de son enfance comme de ses rêves, ou ne les concevant que comme un Disneyland, tout comme il ne conçoit des ruses de la raison que ce qui ressemble à un épisode des X files.

L’humour est un agent corrosif majeur. Les alchimistes ont toujours joué avec les mots à la fois pour cacher au profane ce dont il aurait fait un dangereux usage, et pour signifier à celui qu’attire la quête la nécessité d’une refonte de son entendement par le biais par exemple des réseaux d’analogie. Ainsi du VITRIOL, aujourd’hui acide sulfurique, agent de corrosion par excellence, mais nom autrefois donné à tous les sulfates à cause de leur aspect vitreux, et dont les initiales déclinent une phrase chère aux étudiants d’Hermès :.
Visitando Interiore Terrae Rectificando Invenies Ocultis Lapidem
« En visitant l’intérieur de la terre et en rectifiant, tu trouveras la pierre cachée » .
Ainsi de la pierre ou de l’or.
Surréaliste, c’est à dire alchimiste, Švankmajer est de plus praguois c’est à dire citoyen d’un haut lieu, dont n’importe quel visiteur, viendrait-il d’un Disneyland, sent encore la magie. Cette magie est à l’œuvre dans son travail.

« L’essence de mon travail créatif est un modèle intérieur constitué à la fois d’éléments conscients et inconscients. Les impulsions venues du monde environnant (de la réalité) sont traitées dans le creuset inconscient d’un laboratoire interne auquel je n’ai pas accès...Durant le déroulement de cette opération, l’objet non terminé émerge plusieurs fois pour quelques instants dans ma conscience, afin d’y prendre davantage d’impulsions venues de la réalité. Puis il replonge sous la surface, vers l’inconscient. Dans mon travail, tout comme les anciens alchimistes, je distille continuellement l’eau de mes expériences issues de mon enfance, de mes obsessions, de mes manies, de mes anxiétés. Ainsi avec ce processus, l’eau lourde de la connaissance, essentielle à la transmutation de la vie, peut commencer à sourdre. »

L’exposition Opus magnum (Prague 1997) va ainsi permettre au promeneur une descente à la cave (VITRIOL). Cette fois il ne rencontre pas de terribles pommes de terre, on ne lui propose pas des gâteaux de charbon mais, dès le seuil, un énorme crâne, réceptacle d’épis de blé l’accueille. Cet espace a été conçu par Jan Švankmajer et Martin Stejskal, lui aussi membre du groupe surréaliste de Prague. Dans le parcours de ces veines de la terre, décors et personnages d’Eva et Jan Švankmajer se proposent à nous après un laboratoire d’alchimiste ou après la Vierge noire de la rue Celetna. De même dans les étages chaque gardien du seuil conçu par Eva Švankmajerova permet-il l’accès à de précieux grimoires, à de fabuleuses images anciennes ou aux planches du Mutus Liber revisitées par les surréalistes. Et comme ce qui est en bas est comme ce qui est en haut, à l’ancien laboratoire du sous-sol correspond celui du deuxième étage, entièrement conçu par notre irrespectueux ami. Cornues débauchées et débauches de céramiques conspiratrices, voilà cette fois de quoi faire hurler au scandale tous les esprits religieux de Bohême et d’ailleurs.

L’humour est le serviteur de l’œuvre : humour noir, humour objectif, il fait sauter les enchaînements trop évidents pour laisser le champ libre aux analogies, à la langue des oiseaux, à notre cabale intérieure. C’est cet humour objectif que Vratislav Effenberger définissait en ces termes :
« La forme la plus haute et la plus complexe d’humour est l’humour objectif qui, dans sa forme pure, n’émerge pas d’un parasitage de la logique ou de la rationalité, mais de lui-même, d’une certaine position à côté. C’est là quelque chose de proche de l’humour des rêves, avec sa difficulté à définir un objet prosaïque. On peut y voir de l’ironie, du sarcasme, de l’absurde, tout comme on peut y voir le cynisme imaginatif de l’humour noir, même si ces éléments ne le caractérisent pas, parce qu’il les traite d’une façon particulière. Il ne nie pas la rationalité ou la signification logique, il les engloutit. Si celles ci sont basées sur une définition conventionnelle, alors le principe de l’humour objectif est de développer des liens logiques et rationnels qui dépassent la limite fixée par les conventions dominantes en ce qui concerne la forme et la dimension d’une supposition. Il est dirigé vers une objectivité qui se dresse de façon inattendue contre les démarcations logiques et rationnelles, ou en dehors de celles-ci. Ce principe est devenu la sève d’une nouvelle imagination, d’un nouvel objet de l’imaginaire. Il a pris forme dans l’art et il s’est éloigné de la description naturaliste et réaliste. Les rapports dialectiques entre les fonctions rationnelles et irrationnelles qui sont à l’œuvre dans la synthèse des facteurs opposés de la conscience et de l’instinct, des procédés conceptuels et figuratifs, sont arrivés ici à maturité sous une forme plus développée et plus belle. »

Le grand rire du mystificateur c’est d’abord le rire de celui qui s’est débarrassé d’une de ses mystifications. D’où la complicité qui est aussi exigeante et cruelle qu’elle est tendre et sacrée.
Et le sacré ne peut exister que s’il y a sacrifice. C’est le meurtre qui donne le sens. Le sacrilège n’est pas la profanation car il participe du sacré, telle est l’une des clés de la noire alchimie des Stejskal, Eva ou Jan Švankmajer.

1977. Vratislav Effenberger lance une enquête sur « la morphologie mentale » en direction des surréalistes de Prague et d’ailleurs. L’un des buts d’Effenberger dans son enquête est de confronter les images essentielles de la petite enfance « à l’époque où les autorités sociales (parents, école) ne participent encore que faiblement au façonnement de la conscience en tant qu’instance de censure » aux différents « modes » de création de l’adulte, et à leurs précipités : qu’ils soient collages, poèmes, films ou autres. Effenberger propose à chacun un retour sur cet « âge d’or » de son existence, son or natif en somme.
« Si l’on suppose que cette constante individuelle qui façonne les dispositions spécifiques de la perception et de l’expression naît sous une forme rudimentaire au cours de notre première enfance pour ne plus faire que renforcer et développer, pendant les autres phases d ’évolution de l’individu, les annexes des liaisons imaginatives et intellectuelles formées une fois pour toutes, et qu’elle représente ces points où la dynamique inconsciente, instinctive entre en contact avec les facteurs inconscients ».
Partant d’un certains nombre de présupposés, dont ceux qui précèdent et qu’il soumet à discussion, Effenberger propose une série de questions ayant trait à la petite enfance de chacun des surréalistes. En 1997,le numéro 19 d’Analogon, revue du groupe tchèque, rend compte des réponses des surréalistes tchèques et français.
Répondant à cette enquête, Švankmajer écrit la Morphologie de la peur et en 1983 un scénario intitulé La Morphologie mentale. C’est également à la suite d’une enquête collective sur le thème de l’interprétation qu’en 1974 Švankmajer développe ses expérimentations tactiles.
Quand les mains se dirigent à tâtons parce que les yeux ne sont d’aucun secours, l’être humain qui est esclave de la toute puissance de la vue va affronter l’angoisse. Mettre les mains sous un rideau, frôler, palper, c’est passer de l’autre côté du miroir, première étape d’un chemin initiatique où, comme le néophyte aux yeux bandés ou comme à la foire dans un palais des horreurs, on ne sait pas ce qui va surgir. Dans le labyrinthe intérieur, comme dans celui de Dédale