Accueil > S.U.RR... > S.U.RR... 4

Transmutation du langage

dimanche 20 octobre 2002.
 
PNG - 898 octets

l s’en faut de peu que nos désirs, nos espoirs, nos rêves, tout ce qui fonde nos pratiques et nos actes, ne dépendent que du seul langage et des latitudes qu’il se donne. Si nous en sommes encore à tout éperdument jouer sur le pouvoir d’énonciation, force nous est pourtant de constater que la partie est amère et que beaucoup est fait, que beaucoup est dit, pour que l’abrutissement le plus complet, la crétinisation la plus terrible, emporte ce que nous risquons là de colère et d’espoir. Chaque époque traîne sa peste avec elle. La nôtre se gonfle et se meurt de trop communiquer et de ne savoir dire. Ce n’est certes pas chose nouvelle, mais à regarder l’inflation actuelle on est saisi du plus vif écœurement et l’on se prend à rêver d’un silence souverain, de mots ultimes, qui viendraient balayer une bonne fois pour toutes l’incommensurable bêtise dont on nous accable. L’excroissance maligne d’un bruit de fond de moins en moins tolérable n’est pourtant que la partie « audible » d’un mal social dont l’autre symptôme serait une aphasie mortifère et désemparée. Ne rien dire, ne rien faire, et laisser la place libre à ceux qui manipulent, orchestrent, malmènent, dressent les mots et les idées à l’encontre de ce qui s’offre à nous comme les chances mêmes de la vie. Ce n’est pas pour rien que la marque la plus évidente de la misère actuelle est justement celle d’une perte des mots et de leur sens (ou de leur confusion), car quoi donc espérer s’il ne reste plus rien pour le dire ? Face à la misère qui nous ronge, il s’agit bien pour nous de continuer à clamer ce qui cherche à s’articuler. Plongés dans les tiraillements d’une vie qui bégaye, nous nous sentons parfois loin de cette évidence, claire et facile, qui porte et illumine les plus rares instants de poésie ; nous peinons à retrouver une pleine confiance dans un langage qui serait une source inépuisable et inégalée d’émerveillement, mais nous savons qu’il ne dépend que d’une certaine qualité d’écoute, que d’une spéciale intensité de la voix, que d’une certaine justesse de ton, que d’une certaine capacité d’étonnement, que d’un degré de fureur et de hargne donné, pour que rejaillissent, à chaque fois inédits, les éclats d’une langue réinventée. Il y a là un peu de l’opération magique. Les mots, quelles que soient les camisoles dont on les revêt, portent en eux les clés, ouvrent grand les battants, rugissent et s’esclaffent à tous vents. Ils demeurent les meilleurs alliés qu’il nous reste et se montrent capables d’être, par-delà notre abattement, les hérauts de nos luttes, comme les témoins de nos rêves. Il suffit parfois de peu : quelques bribes repêchées au sortir du sommeil, quelques mots entendus au hasard des rues, quelques images glanées aux détours de nos allées et venues, quelques phrases échangées sur le mode du jeu, quelques lignes entrevues au secret d’un livre…


Le dossier, rassemblé dans les pages qui suivent, se propose de dévoiler quelques-uns de ces instants qui, pour chacun d’entre nous, fondent l’espoir qu’il met dans le langage et dans sa force de transmutation. La parole s’y montre tour à tour grave ou joyeuse, retenue ou débridée, elle ne cesse jamais de revendiquer sa part du crime. Parce que nous pensons que le langage a été donné aux hommes afin qu’ils rejouent et réinventent les relations qui les entretissent, et que par-delà le grotesque de l’actuelle « société de communication » se jouent d’authentiques échanges sensibles, nous avons laissé la part belle aux jeux et expérimentations collectives. Nous avons, de même, tenté de faire fi des barrières linguistiques pour présenter d’autres voix en lesquelles nous sentions un identique désir. Du phrasé douloureux d’Alexandra Pizarnik à la verve effrénée de Dan Stanciu, elles tracent les contours d’un continent dans lequel nous aimons à nous sentir en terrain reconnu. Ce sont dans ces espaces sans cesse regagnés que se révèlent d’autres désirs, que se partagent de nouvelles pratiques, que se découvrent d’inconnues perspectives. À l’invivable étroitesse de notre temps nous ne cesserons d’opposer les multiples richesses d’une langue en continuel devenir. Une critique radicale, viscérale, du monde ne peut se faire que par le recours le plus frénétique à la puissance du verbe, que par la pratique joyeuse et lucide d’une poésie qui n’est en rien un travail de spécialistes ou un quelconque passe-temps, mais qui se veut et se maintient, par-dessus le silence et le vacarme, comme l’expression la plus profonde d’une vie qui s’affirme dans toutes ses prérogatives.

JPEG - 112.1 ko
Jamais plus elle n’est apparue
Katerina Pinosova