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Alena Nadvornikova

LA PÊCHE AU FEU

samedi 5 juin 2004.
 

Commencer par les falaises, qui ont toujours une aiguille creuse.

Les Causses de l’esprit et les avens, les grottes dans lesquelles on disparaît, pour trouver bien entendu une galerie avec stalactites, stalagmites, marmites et toupies, litho-aléas du squelette.

Au-dessus, le calcaire à peine herbu, et çà et là des bois à bolets en trompe-l’œil. Dans les replis où baille l’huître, flotte l’âme, échappée de quel violon du vent ? Continents qu’appose et dépose le désir amoureux : les coquilles, cuirasses de mer, aphorismes des marches, sous-tendent le plafond des mots. La boîte de Pandore est toujours dans le champ, même si le regard n’en a pas l’immédiate saisie, elle est l’image parasite qu’on ne peut couper, parce qu’évidence d’un charme paré d’effroi. Comme un cri dans le silence obligé du rêve !

En fait corridors de mort qui hurlent contre les injustices des corps, qui s’en viennent et se défont, désappris, désamourés, requis par la mort.

Regarder, c’est se mettre à nu jusqu’à la chair. Ou est-ce poser sa mue ? Dansant autour de la fontaine et s’y engouffrant : les oiseaux noirs, chaînons d’un dialogue où le monde du trait prend couleur, indiquent où nous devons nous laisser attirer, dans la pêche au feu qui s’annonce.

Ainsi, de moi, Alena.

Gouffres d’effroi où il s’agit toujours de partir en quête du bon vampire, un peu saturnien, avec son sourire triste de qui revient de loin, et sa charpente osseuse à supporter un monde - ou une femme - un peu dionysiaque, avec ce qu’il faut de promesses dans le toujours même sourire pour qu’on s’en aille, ménade, à la quête du pampre et de la treille.
Ailleurs, en vitrail filée, pointant des doigts comme oiseaux à tête d’ongle, étirant la souffrance, une traversière étire les sons de la rue. Avec violence les racines s’entrechoquent. Le doigt, serpent double à corps de libellule, s’unit à l’oiseau. Les eaux font le pont, sous elles coule la terre. Les eaux ne manquent jamais à qui glane les plumes ocellées du regard.

Ainsi, de toi, Alena.

Qui ne verrait la licorne traversant sa corne et la tressant, au sortir de la flaque qui la façonna ?
Un serpent venu du cœur, est cette natte dressée au-dessus du piano où s’apprête à danser une demoiselle câprier.

Capter le mystère des visages doubles
A pile et face
A blason comme ventre à boutons
D’où devrait
A l’évidence
Jaillir une rose
Colonne d’air et de magnésie s’approchant de la nacelle
Petits poissons attirés par le lamparo
Le voyage se fait à l’intérieur de la pierre
Quand s’entrouvre l’œil du sein
Quand lentement chute la bouche.

Ainsi, pour nous, Alena.

Je passe en aveugle, les doigts sur les aspérités que l’œil ne perçoit pas, ce qui surgit jaillit, a l’évidence du fuseau noir d’un miroir double,
Ce qui se noue tente de faire cercle,
L’eau enfin,
Ville
Œuf
Œil
Gueule de baleine

Qui blêmit de peur ?
Le serpent la tient mordue à la taille
Et ils dansent dans une arène où le pire est toujours à venir

Qui aurait peur ?
Je me prends et m’écrase comme une puce
Ainsi s’étirent mes antennes

Qui questionne ?
Le monde ne se nomme pas
Il s’invente
Aiguille qui pique avant de coudre

Qui a cousu l’œuf primordial ?
Nous ne cessons de le fendre pour le coudre
Une première fois
Chaque fragment détient dit-on des secrets magiques
Nous tentons de les attraper au vol, quand nous essayons de voler nos nuits échevelées de rêves,
Quand l’âme flotte, dans les corridors du jour, où l’on attend toujours une correspondance, comme un lapin grenouille attend ses lunettes.

Dans l’initiation que chaque encre propose, il y a d’abord l’encre elle-même ; même de couleur elle est d’abord "nigredo", jouissance d’une liqueur imbuvable, mais tiède aux doigts qui s’y tachent depuis l’enfance. Elle est ensuite rature, après ou avant l’arrondi, crissements portés par la plume qui écrase la rage, le désespoir, ou bien déjà elle est tache, salie : une femme ne fait pas d’emplâtres, reste digne. Mais alors elle rate le charme de la suprême idiotie, celle qui s’apprête à déchiqueter, par élémentaire nécessité, tout ce qui ronge et fait tâche quand on remonte le torrent pour en découvrir chaque gouffre, avec délectation.

Le dessin, comme l’écriture automatique ont sans doute été trop proposés comme poudre de perlin pin-pin dans nombre de bazars. Alena, elle, plonge suicidaire dans l’abîme du blanc ; ce qui en surgit propose des rencontres, des projections diraient les psychologues, mais ses batteries sont de dynamite mentale, c’est elle-même qui se dynamite, loin des jeux de salon, toujours à flanc d’abîme. Les associations qui se font alors, sont à mille lieues de l’anecdote, le délire interprétatif emporte avec lui les serrures rouillées de l’entendement, dans des accouplements où tout peut être vulnérable, où tout peut être dominateur. Voici qu’un halo dicte le trait, l’arrondi s’en vient, les éléments semblent avoir trouvé une éternité sublime, le ciel découvre son orient, et la plume tient la note magique, l’utopique mesure est à portée du réel.
Impossible d’y faire un jardin, d’autres tourments s’annoncent aussitôt et le jaune n’est pas forcément porteur de lumière, mais mosaïque, il luit de la lumière qu’il a absorbée, la noire ou la bleue, son intime alliée.

La traversée en somnambule reprend, sans lampe-tempête ; à peine se souvient-on de ce que l’instant d’avant nos monstres, repus d’analogiques jouissances, nous avaient proposé. Il n’y a pas de repère, on va et vient dans le temps, le temps d’enfance, le temps d’une grande demoiselle qui du bout de la patte fait s’effondrer les continents, le temps où l’on était les îlots du continent effondré, le temps convulsé d’avant la pierre, le temps où des grains de sable on attend le surgissement des dragons.

La chasse est partie, la lune est une vieille histoire, une cavale engloutie. Il y a d’autres luttes à mener pour essayer de vivre, pour ne pas abdiquer, pour aller vers d’autres lignes, d’autres mondes engloutis qui déchireront les écrans neigeux qui ont remplacé les miroirs. Qui alors verrait l’homme sans image ? Il faut laisser monter les images, pour capter ce que sera son image, quand il prendra corps, dans une jouissance proposée à celle qui vient des temps qui ont perdu leur mémoire.

Marie-Dominique Massoni
Septembre 1993
Catalogue de l’exposition des œuvres d’Alena Nadvornikova, à Olomouc, République tchèque.