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Expositions en République tchèque

L’humour de l’alchimiste

mercredi 3 décembre 2003.
 

Il est des ruisseaux souterrains qui serpentent, presque invisibles, pour affleurer de loin en loin, juste le temps d’indiquer aux sourciers la marche à suivre. L’œuvre de Martin Stejskal qui répond plus à des impératifs intérieurs qu’à une quelconque volonté de se "faire voir", appartient à celles dont on sent que ce qu’elles ont à dire est d’autant plus essentiel que leurs apparitions sur la scène publique se font rares et mesurées. L’exposition Zadem k nekonečnu II, qui s’est ouverte a la Galerie de Hradec Králove, après avoir été présentée à Reimscheid l’été dernier, constitue une parfaite introduction au monde visionnaire et magique du peintre. Dans cette rétrospective se trouvent réunies quelques-unes des ouvres les plus significatives de l’auteur, couvrant une période qui s’étend de la fin des années soixante a nos jours.

Entre les interrupteurs

Entre les interrupteurs

La juxtaposition de ces travaux permet de mesurer l’ampleur du travail et l’étendue de l’univers imaginaire exploré par Martin Stejskal. Au vu des pièces exposées, celui-ci apparaît comme l’une des personnalités les plus originales de la génération qui rejoignit l’activité collective surréaliste, au moment où disparaissait André Breton et où les groupes de Paris et de Prague s’apprêtaient à faire face à de nouveaux soubresauts de l’histoire. Après les premiers contacts, en 1963, avec le groupe UDS réuni autour de Vratislav Effenberger, c’est en 1968, année symbole, que Martin Stejskal devient l’un des plus jeune membres du groupe surréaliste praguois. Il s’attelle alors avec enthousiasme à la poursuite et à la continuation de l’expérimentation surréaliste. Des cette période, son travail, qui ne renie en rien les valeurs du mouvement, apparaît comme véritablement novateur, en prise directe avec une réalité profondément changée. Il suit en cela le travail tant théorique que plastique amorcé par certains des surréalistes de la génération de l’après-guerre (Mikuláš Medek en Tchécoslovaquie, Jorge Camacho ou Jean Terrossian en France). À regarder les pièces exposées à Hradec Králove il apparaît que c’est l’ensemble de l’œuvre de Martin Stejskal qui doit être appréhendée comme une relecture des thèmes fondamentaux du surréalisme à la lumière d’un regard nouveau et sans cesse aux aguets.

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Lignes directes

Plongeant dans l’inconnu pour y chercher du nouveau, Martin Stejskal s’adonne à diverses expérimentations destinées à lui faire dépasser les limites de l’entendement et les contraintes -quelle soient historiques, culturelles ou corporelles- qui empêchent la conscience de parvenir à cette connaissance du fonctionnement réel de la pensée que s’est assignée comme tâche le surréalisme. En 1969, il se livre ainsi avec quelques autres membres du groupe surréaliste de Prague, à des expériences médicales de privation sensorielle ou de prise de drogues hallucinogènes (LSD, psilocibes). Tout comme l’avait fait avant lui Henri Michaux, Martin Stejskal, ramène de ses voyages au coeur du Lointain intérieur, des visions et des images. Mais là où le poète belge avait voulu être un sismographe fidèle, s’astreignant à enregistrer et à restituer, avec le minimum d’intervention de sa part, les perturbations et les altérations subies sous l’action de la drogue, Martin Stejskal essaie de faire de cette épreuve le point de départ d’un nouveau processus imaginatif qui reproduirait à "volonté" les mécanismes hallucinatoires. En cela, il répond au souhait exprimé par Baudelaire, vitupérant les paradis artificiels et exigeant de la drogue qu’elle lui procurât la connaissance. De ces expériences, naît la méthode de "L’illusion par phases" (fazovaná iluze), que l’on peut rapprocher de celle de la paranoïa critique développée par Dali. Mais une paranoïa surdéveloppée, puisque les transformations visuelles s’enchaînent les unes aux autres, développant un "récit" qui s’alimente de chacun de ses développements successifs. C’est sur ce point que Martin Stejskal dépasse la méthode de Dali. Ne se contentant pas de la métaphore, il vise la métamorphose. En effet, là où Dali se servait du principe hallucinatoire pour "fixer" une image (qui finissait parfois par s’établir en poncif ou sombrait dans le kitsch), Martin Stjeskal se garde bien de stopper la marche de la pensée et la laisse se perpétuer dans un mouvement qui pourrait être sans fin. Les développements ultérieurs de cette méthode, à l’aide de l’ordinateur et de la vidéo, ont d’ailleurs permis d’instaurer ce mouvement quasi perpétuel, puisque les différentes phases des transformations de l’image de départ y sont montées en boucle, créant une ronde répétée a l’envi. Dessin, tableau, photographie, toute image se prête au jeu et s’offre à la transmutation qui fera apparaître les signes cachés qui la composent : une opération chirurgicale enfante d’un portrait de Marx (Marxův úsmev, 1971), d’une scène de rue se dévoile le regard lascif de La Poupée de Hans Bellmer (Nerychlejší kalhoty na světě, 1971). Bien plus que le rapprochement virtuose de deux réalités éloignées, c’est l’humour objectif qui fonctionne ici, celui -terrible- qui permet de "découvrir" Lénine et Staline assis côte à côte au milieu d’un étal de marché, où un couple vend des corps humains dépecés, lors de la grande famine qui sévit en Russie (Hladomorf, 1998).

À côté de cette méthode, Martin Stejskal se fabrique et développe d’autres "outils d’interprétation", lui permettant de pénétrer sous l’apparence des choses et de révéler les signes latents qui y sommeillent. L’une de ces techniques le contourage (konturáž) est directement développée des dessins, minutieux et denses, à mi-chemin entre l’automatisme gestuel et les traits fins de la bande dessinée, qu’il exécute des son entrée dans le groupe. S’inspirant des petits croquis que l’on exécute de façon presque automatique lors des longues conversations téléphoniques, le peintre détoure et recouvre, jusqu’à les engloutir, les images symboles de notre civilisation mercantile et rationaliste (affiches, images publicitaires, graphiques économiques...), l’imagination reprenant le pouvoir et submergeant sous sa poussée fourmillante les "symboles de la monstruosité moderne". De l’anti Warhold en somme.

L'évolution du surréalisme en Tchécoslovaquie

L’évolution du surréalisme en Tchécoslovaquie

Mais si Martin Stejskal est un expérimentateur, il est avant toute chose un peintre dont l’univers poétique, précis et obsessionnel, cherche à donner corps aux signes ancestraux que l’homme moderne ne parvient plus à lire. Ses toiles regorgent de symboles qui sont les clés d’un univers que notre civilisation oublieuse a relégué avec dédain dans les songes ou les grimoires. Les références aux sciences traditionnelles et hermétiques, dont le peintre est un véritable initié, apparaissent ainsi dans de nombreux cycles ( Tarot-klič k iniciaci, V soukromí kovů). Parfois proche de Konrad Klapheck, dans sa volonté de réenchanter le monde des objets quotidiens, en mettant une technique au réalisme minutieux, aux traits tranchants, au service d’une vision inquiète et sombre, il devient à d’autres moments lumineux et subtil, tout en restant profondément attaché à la matérialité des formes représentées. Vues de près ses toiles semblent regorger d’éclats métalliques, de limaille, de fibres, de copeaux et de sable. C’est que l’imagination la plus débridée ne peut se défaire de la matière qui l’engendre, et que le revers d’autres mondes c’est encore et toujours le revers du nôtre, lourd de toute sa présence matérielle, de sa chair, de sa réalité.

Il y avait donc fort à redouter du tournant effectué il y a quelques années par Martin Stejskal, lorsqu’il découvrit l’outil informatique et se mit à l’utiliser dans son travail. Les très pauvres résultats qu’a, pour l’instant, donné la création graphique sur ordinateur pouvaient laisser craindre que le peintre mué en infographiste, risquât de perdre cette touche particulière et tangible qui rend ses toiles si fascinantes. Mais c’était là mésestimer de sa capacité d’expérimentation. Alliant sa propre manière aux nouvelles techniques à sa disposition (du mapping au morphing en passant par le scannage de ses propres dessins ou peintures, réintégrés et mêlés a des "matières"), il réussit non seulement à retrouver l’essence de son monde intérieur mais aussi, grâce aux capacités de l’informatique, à le faire évoluer à travers de nouvelles formes : "digitages" (digitaž) et films animés, offrant ainsi à sa peinture le mouvement qu’elle attendait depuis toujours. Aujourd’hui, refusant le cloisonnement entre les différentes techniques, il projette et reproduit certains de ses digitages sur toiles en utilisant l’huile ou la tempera. De ses dessins scannés puis retravaillés à l’aide de l’ordinateur, il retourne à la toile créant une nouvelle transformation. Mais il y a fort à parier que ce n’est là qu’un nouveau tour de roue dans le cycle perpétuel des transmutations, l’amorce d’une prochaine métamorphose.

Bertrand Schmitt

Zadem k nekonečnu II, GMU Hradec Králové (janvier-mars 2003), AJG Hluboká nad Vltavou, Wortnerův dům České Budějovice (avril-mai, 2003), Prácheňské muzeum v Písku (august 2003), GVU Cheb (septembre-octobre 2003)