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Eva Švankmajerová : L’impudente indifférence du cataclysme

samedi 22 octobre 2005.
 

extraits du texte publié dans E et J Švankmajer, Bouche à bouche, les éditions de l’Œil (2002).

« Ce stylo, ils ne me l’arracheront jamais. »
[...]

Un visage de pleine lune, avant ou après éclipse, comme pris dans une rêverie infinie, une réserve tranquille où surgissent parfois d’enfantins sursauts, ainsi se donne à voir Eva Švankmajerová. Et pourtant son œuvre au vitriol, déchirant les conventions, n’hésitant pas à hanter rageusement les territoires dont l’homme se protège, témoigne d’une autre trempe. Regard scalpel, ciseau briseur de miroir, afin que les morceaux de verre avec ou sans tain s’en retournent à la silice ; regard fusant sans mensonge, où ce qui est saisi chez l’autre est la faille qui révèle l’erreur du masque ; telle se révèle très vite la douce enfant.

Pudique provocatrice, elle passe dans la vie comme la vie passe en nous, et dans le tunnel elle arrache de la matière pour dévoiler la face du silence et la jeter à la face des somnambules. Se refusant aux mièvreries des femmes et des filles, elle a pourtant bien de la bonté dans son sac. Réduire la femme aux clichés des magazines, seraient-ils féministes, c’est la réduire à l’idiotie et au silence. Comment supporter ce féminin de pacotille où le vénéneux, le fatal, le cruel n’apparaissent pas, où nul humour ne fait à l’instant même pratiquer l’écart ? Un mur invisible empêche l’importun d’avancer. La femme comme l’homme est toujours libre de refuser de se soumettre. Il suffit de savoir forger son glaive. L’idiote alors peut oser aller à la rencontre de ses poisons, de son masculin, négation même de ce que le sens commun entend aussi par « masculin ». Elle comprend qu’après avoir goûté au fruit de l’arbre de la connaissance, il lui faudra encore et encore planter les graines de la connaissance, grenade qu’ouvre seule l’insoumission.

Eva est née à Kostelec nad Černými Lesy. À deux ans, elle part vivre chez sa grand-mère, en remplacement d’un fils que celle-ci a perdu, à Osek (Otesánek, petite racine à forme humaine, petit ogre avalant père et mère et grandissant à chaque repas, a-t-il avalé le village entier ?). À son retour à Kostelec, elle découvre, ahurie, ses deux frères. Elle regrette amèrement la relation privilégiée avec sa grand-mère face à son peu d’existence pour des parents qui l’ont si longtemps ignorée.

À douze ans, elle affronte avec angoisse une nuit de sang et de mort, ce que l’on appelle « devenir une jeune fille », en pensant au théâtre et en se racontant des contes d’Erben (Otesánek en est un). Elle revient à Osek à l’adolescence, mais scandalise le voisinage. À quatorze ans, elle est acceptée dans une école de dessin de Prague. Elle peut ainsi garder son crayon, peindre, faire des costumes, mais ce que lui dit un de ses professeurs - Quel dommage que vous soyez une fille, vous pourriez être un grand peintre ! - ne cesse de lui être décliné sous diverses formes pendant plusieurs années. [...]

En 1958, à dix-huit ans, Eva voit pour la première fois une mise en scène de Jan Švankmajer. À la fin de ce spectacle qui l’a éblouie, elle demande à son frère de lui montrer le metteur en scène et tombe follement amoureuse de cet homme qu’elle trouve prodigieusement beau. Sur la tombe de Rabbi Löw, au cimetière juif, conformément à la superstition locale, elle vient glisser un petit papier sur lequel elle a écrit son vœu : devenir sa femme. Elle l’épouse deux ans plus tard.
En 1970, le peintre surréaliste cubain Jorge Camacho, en visite à Prague et auquel des amis tchèques ont parlé d’Eva Švankmajerová, découvre son œuvre exposée dans une galerie de la ville. Il demande à la rencontrer puis propose à Vratislav Effenberger de venir voir ce que fait cette jeune femme étonnante. Pour elle c’est un signe du destin. Dès lors, celle que l’on qualifie bientôt de médium devient l’une des figures majeures du surréalisme tchécoslovaque.

« Acte I et peut-être ultime » (E. Š.)

Garder son stylo, son crayon ; dans la mine de plomb, le sang des veines. Sa peinture, comme toutes ses œuvres, se refuse à tous les clichés et codes de l’esthétisme. Qu’elle ressemble à des illustrations de contes ou à des enseignes populaires, elle est toujours dans l’ignorance de ce qui devrait se faire qui plairait à l’œil. Les formes sont, le plus souvent, taillées dans la matière brute, les couleurs crues, dures, plaquées, rarement de dégradés, rarement de mélanges, tout semble procéder de l’assemblage ou plutôt mettre à nu les collages qui nous constituent. Une dynamique en oblique souffle ou fige, dans l’arraché, l’objet sujet en ses multiples abysses. Dès ses dessins d’enfant, le refus de la complaisance esthétique est patent.

Pour la mise en matière de sa pensée et de sa sensibilité, elle utilise comme éléments constitutifs aussi bien la peinture, le dessin, la céramique ou l’écriture, du rébus au livre de contes, avec ou sans texte. Il faut accepter de se faire toute petite, revenir aux contes, comme Eva revient à Otesánek, aux images populaires, comme elle revient au jeu des dix erreurs, aux pantins de paille, aux images anciennes, pour assurer sans trêve de nouvelles percées.

Avec les rébus, elle met à distance des phrases saisies dans la vie quotidienne, des lieux communs : Excusez-moi, s’il vous plaît, de vous interrompre, je vous en prie, ce n’est pas grave (1973), Les imperméables dominent la mode de manière absolue (1994). Certaines toiles reprennent des rébus déjà existants, qu’elle réinterprète comme elle le fait pour des documents, des photos ou des œuvres déjà existantes : un collage de Karel Teige par exemple. Dans d’autres, elle crée ses propres rébus. Les poétesses de la vieille Chine savaient construire des rébus compliqués et drôles. Le rébus, c’est le principe et sa solution. (E. Š., catalogue de l’exposition à la galerie Kolář, Prague, 2001.)

Se libérer du noir, de la prison de l’être, induit de multiples pratiques, ainsi celles du refus du sommeil face à la menace des draps. À ne plus dormir elle rêve debout, le rêve envahissant la veille sans être hallucination comme si dans la conscience le rayon de la lampe de poche du rêve s’éteignait . Les rêves sont la matière première par excellence. Je ne m’en suis occupée systématiquement que maintenant. Autrefois, je ne prenais que ce dont j’avais besoin dans le rêve ou bien c’est le rêve qui se servait de moi. C’était selon  », écrit-elle dans un numéro d’Analogon..

[...]

Le corps est toujours porteur, comme le rêve, d’un ou de plusieurs messages secrets ; ils sont des outils de divination, de compréhension du malheur, de transformation du négatif. Certaines périodes particulièrement terribles de sa vie sont ainsi arrachées à la défaite ou à la faiblesse par la peinture, le dessin, voire la céramique. L’œuvre en train de se faire ouvre ici le chemin. Les fonctions internes, organiques dévoilent leurs liens avec le psychisme ; et l’esprit, qui lorsque son message est ignoré, libère un haut potentiel de destruction du corps met à nu ses nuisances. En se mesurant à l’horreur du vivant, le cérémonial surréaliste à dix mille lieues des considérations sur les exigences rétiniennes, permet la soumission momentanée voire la mise à mort d’un moment d’entropie. Il est dès lors possible de retourner le corps, de retourner le gant, non dans la complaisance de l’image qui plaît mais de celle qui s’impose et qui permet d’atteindre à la voyance comme au surrationnel. Les « matrices » qui nous donnent forme sont ainsi systématiquement traquées, attaquées afin qu’elles révèlent leurs puissances cachées.

Comme les douze travaux d’Hercule, les cycles d’Eva Švankmajerová s’attaquent au sens latent du monde vécu à travers un corps et un esprit de femme en rébellion déclarée contre l’ordre du monde et contre l’ordre des hommes ou ce qu’ils croient être un ordre. [...] Les figures de la domination ne cessent d’être pilonnées, qu’elles soient celles de monstres politiques comme le petit père des peuples, des slogans, des dictons du quotidien, des prisons de mots, des rôles où l’on confine les femmes et où elles acceptent d’être confinées, de la mort. Des images mythiques comme celles de la Vierge à l’enfant, de Mélusine, de Morgane, d’Otesánek, prennent alors force de vie dans le mouvement constant des renversements et des peaux qu’on enlève. La remise en cause des clichés culturels et artistiques, scientifiques ou politiques est un travail au long cours avec pour arme première l’humour qui permet le renversement du signe et rend vain les refuges connus. À chaque tanière ses mises en danger, chaque mise en danger permet seulement de se reposer des autres puisque le terrain qu’elle propose n’est plus le même, même si la matière est toujours celle de la poésie.

Le chemin vers la femme visible, cachée par la femme invisible que l’androcratie a si bien su nous faire prendre pour vraie, suppose de n’avoir point peur de son propre gouffre. Si le sexe féminin effraie bien des hommes, des vagins dentés aux légendes de femmes-serpents, il est tout aussi terrifiant pour une femme qui sait que la grotte est en elle. Pour affronter chaque adversaire intérieur, la femme doit opérer un retournement total, ce que montrent bien des œuvres d’Eva Švankmajerová, notamment une série de gravures. Le tableau Menstruations, un problème de femme peut se voir de loin comme une « peinture proche de l’abstraction » (Michel Zimbacca) ou comme un choc au rouge, un grenat taillé, l’entrée d’un château. Elle dit qu’elle a rêvé d’un paysage et pensé à ce mot, à cette nuit terrible de ses douze ans. La mort à l’œuvre dans le vivant, à tous les étages du corps est l’appel le plus clair dès qu’on lève le voile. Le savoir est donné à quelques personnes lucides, le voir est donné à peu d’entre elles, en supporter la vue et la belle ouvrage suppose une indifférence violente et ingénue. L’angoisse et la cruauté ont fait leur lit dès les premières nappes et les premiers thés qu’un vent arrache comme un corps accouche du crâne denté qui le déchire. En 1993 le cycle Vanitas donne la règle de chaque jeu, et son enjeu.

Vous reprendrez bien un café ?

L’enfer des femmes prend naissance dans leur corps
Et finit sans maquillage
A la morgue
.
Joyce Mansour "L’horizon de l’aveugle", Faire signe au machiniste

[...]

Principe actif, le masculin fait face à son dragon pour qu’advienne l’actif féminin, non le passif. Elle sait qu’on ne joue pas n’importe comment avec la magie, ce que montre la X° maison (1980) : un corps aux jambes fléchies, au ventre à protubérances (l’inverse de la crevasse) est dans sa partie supérieure une maison qui flambe. En astrologie, la maison X est celle de l’élévation sociale et spirituelle, du père, du pouvoir ; en face d’elle la maison IV, celle du foyer, de la mère, des racines, de la mémoire. Or, ce corps-maison enjambe, comme un géant, une rivière rouge violacé dans un paysage nu et glacé.

Le Mutus Liber, ouvrage d’alchimie, comporte quinze planches en couleurs. [...] Travaillant une fois de plus sur sa propre matière qu’il s’agit de transformer, Eva a peint là une série d’œuvres magistrales où l’on voit comme jamais les liens entre les phases d’une vie telles que le présent nous les impose et celles d’une œuvre en ses multiples enjeux vitaux. Quel nœud s’agit-il de briser d’abord ? Est-ce l’oméga, comme une queue de dragon que déchire un loup ? Ce réceptacle, cordon brisé, contient une échelle, évoquant celle de Jacob sur laquelle deux hommes (ou un homme double) semblent descendre portant un parallélépipède gris qui pourrait être d’acier, à moins qu’il ne soit de pierre ou qu’il n’ait fonction de cercueil à mèche prêt à vous exploser au visage. Le livre est ouvert. Quelles énergies s’agit-il d’éveiller, de faire lever ? Le titre est clair : Sur l’échelle des rêves, ils présagent la clé d’un mystère. Que sont ces lettres entre ciel et terre ? Le sujet de l’œuvre est-il celui endormi contre l’arrondi et aux arbres illusoires ou la personne en dessous déjà à l’étude épelant ses premières lettres ? Quel lien entre le dormeur et le peintre, sinon celui de tous les possibles que notre esprit étriqué se refuse à explorer ?

Des amis sur le mur

Sa collaboration avec les autres membres du groupe surréaliste n’est pas toujours aussi provocatrice, mais elle l’est souvent, justement parce que ce sont des amis avec lesquels elle peut véritablement communiquer. Le poète Vratislav Effenberger, tout de rigueur d’analyse, comme le veilleur et l’éveilleur, est l’un des premiers à saisir l’importance de cette force qui va et à écrire sur l’œuvre d’Eva. Il va jusqu’à lui suggérer d’écrire un roman : La Grotte Baradla. Quand Vratislav Effenberger lance son enquête sur la morphologie mentale, Jan Švankmajer va analyser et commenter les réponses d’Eva ainsi que ses textes.

Avec le peintre Martin Stejskal, la complicité a quelque chose d’emblématique. Si elle se prête volontiers aux propositions de recherches ou de jeux de celui-ci, elle lui fait souvent des réponses narquoises, provocatrices. Ainsi participe-t-elle en 1997 à la nouvelle phase du jeu dit de l’Île des morts, pour laquelle le peintre veut utiliser les techniques d’animation en 3D, bien qu’elle ait horreur des techniques informatiques et qu’elle soit extrêmement sceptique sur ce qu’on pourrait en espérer pour aller plus avant dans la création d’une œuvre. En 1984, Martin Stejskal avait demandé à chacun de concevoir une des pièces de la construction peinte par Böcklin, les premiers à jouer furent Baron, Dryje, Effenberger, Koubek, Marenčin, Medková. Par dérision mais avec grand plaisir, elle crée un objet très concret qu’elle nomme Salon. « Je n’ai pas fait de dessin, ce que j’ai fait c’est ma réalité contre sa réalité. » Le jeu est actuellement disponible, en tchèque, mais aussi en anglais avec les pièces imaginées dans la fin des années 1990.

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Sa réalité, ce sont aussi les têtes de ses amis, dressées comme des vigies ou des éveilleurs sur le mur de la maison de Stankov. À partir de photos d’identité elle a modelé ce qu’elle percevait de chacun, et peu à peu chacun prend place comme en pied de nez à la haie vivante du film de Švankmajer le Jardin.

Eva et Jan, Jan et Eva, EvaŠvankmajerJan, travaillent sans trêve à des projets communs aussi bien qu’à leurs créations et recherches individuelles. Certaines toiles sont commencées par lui et menées à terme par elle, ou bien il rajoute les chaussures de sport de leur fils à une toile qu’elle est en train de finir. À moins que, reprenant les moulages des têtes de certains films (Don Juan), ils ne s’amusent l’un et l’autre à en décliner de multiples possibilités, dont certaines sont visibles au studio de Knoviz. Animatrice, elle a travaillé sur le tournage du premier film de Švankmajer : le Dernier Truc de monsieur Edgard et de monsieur Schwarzewald. Pour le Jardin, elle a choisi les costumes. Elle réalise le mur qui avance, les panneaux infernaux qui poussent le condamné dans le Puits, le Pendule et l’Espoir. Pour (Quelque chose d’) Alice, elle fabrique le lièvre de mars, les cartes, et donne à la méchante reine son propre visage. Les mannequins des Conspirateurs du plaisir, Monsieur Pivoine et sa voisine sont son œuvre. Pour Otesánek, elle dessine les planches du conte que lit la petite fille et grâce auquel, ayant fermé son livre d’anatomie et de physiologie, elle va comprendre seule ce qui se passe dans l’immeuble. « Ce n’était pas une intervention plastique, mais une participation joyeuse. […] C’était un de mes rêves de faire un livre pour enfants. » Cette création frénétique du couple laisse ainsi chacun réaliser ses rêves et leur permet de rêver à deux.

« Eva Švankmajerová peint la catastrophe actuelle de l’intérieur. De l’intérieur de la peinture traditionnelle qui, tendue en son sort tragi-comique, craque dans ses coutures les plus suaves, elle parle à travers ses crevasses, dans une langue des plus cruelles. De l’intérieur de l’être humain qui vient de s’installer confortablement au carrefour de l’histoire et qui a l’intention de "tenir et ne pas lâcher". » (Vratislav Effenberger, 1979)

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Le mouvement incessant, descente-remontée, proche-lointain, poucet-géant, fermé-déchiré, secret-dévoilement, la fait toujours revenir à certains lieux intérieurs, mais cela ne se fait qu’au présent ou dans un autre plan temporel, serait-ce dans ce qu’on appelle la « nostalgie ». Quels adversaires de son enfance pourrait-elle aujourd’hui foudroyer ?

Maintenant, maintenant, maintenant :

« Je ne m’intéresse même pas à mes propres choses. Pour moi c’est fini, moi j’avance. »