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Quelques notes

sur les origines de l’Art Brut

- Chroniques du Sciapode -
février 1998.
 
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a première mention du mot "art brut" date du mois d’août 1945. Elle figure dans une lettre de Dubuffet au peintre suisse René Auberjonois. Dubuffet était possédé par le désir de rassembler des œuvres d’hommes et de femmes marquées par une inventivité hors du commun et restées en même temps dans l’ombre de l’histoire de l’art. En 1945, la religion de Dubuffet est faite. Il a décidé de défendre les hommes du commun, les gens du peuple créatifs qui lui paraissent vrais, à l’opposé de la sophistication des artistes et des littérateurs qu’il fréquente pourtant avec assiduité (tout en les critiquant). Lui-même se veut « homme du commun ». Il est pourtant situé socialement à l’opposé, puisqu’il vient d’abandonner la direction d’une entreprise de vente de vins en gros qu’il a fait prospérer durant l’Occupation.

En 1945, Dubuffet a 44 ans. Sa première exposition vient d’avoir lieu. Ainsi son œuvre - la part de son œuvre qu’il reconnaît comme la seule valable - commence exactement en même temps que sa collection d’art brut. Il n’y a là nul hasard. Les deux phénomènes sont intimement liés.

Jusque là, Dubuffet n’a fait, semble-t-il, que son apprentissage, dans les arts plastiques comme dans le domaine des idées.

Son ami d’enfance et de toujours, Georges Limbour, a parfaitement décrit en deux seuls mots le Dubuffet des années 20 à 30 : il n’était alors qu’un « dilettante raffiné ».

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bateau
Auguste Forestier

Il faut savoir que l’approximation règne sans partage sur les vingt années de formation de Dubuffet. Nous n’avons que peu de témoignages écrits sur cette période. Dubuffet a écrit une courte autobiographie (en 1985), intitulée Biographie au pas de course. Elle nous apparaît malgré son ton détaché et objectif comme une inévitable reconstitution a posteriori de sa vie, relatant des événements placés dans des perspectives qui contribuent à valider le mythe que Dubuffet souhaite construire autour de sa démarche.

Il faudrait pouvoir la confronter avec d’autres témoignages extérieurs. Mais, hormis quelques lettres d’époque à son ami de jeunesse Paul Budry (publiées avec l’accord réticent de Dubuffet), les souvenirs partiels d’Armand Salacrou qui le connut dès le lycée (voir ses mémoires) ou les souvenirs de Georges Limbour (indulgent ami) dans L’Art Brut de Jean Dubuffet. Tableau bon levain à vous de cuire la pâte (1953), on dispose de peu de choses et on est réduit à des conjectures, basées sur des comparaisons et diverses remarques.

En effet la notion d’art brut, contrairement à ce qui est affirmé par les sectateurs de Dubuffet, ne sort pas de nulle part.

Dans le mythe de l’art brut, tantôt on veut nous faire croire que Dubuffet s’intéressait à l’art des fous depuis son extrême jeunesse, tantôt on insiste sur la rupture radicale opérée par le peintre en 1942-43 vis-à-vis de tout ce qu’il avait aimé et été jusque là. L’art brut ressemble à un mythe de l’âge d’or recommencé, comme le rêve d’une virginité artistique située dans une sorte d’éden instinctuel coupé de la "contamination" culturelle. Dubuffet projette sur les créateurs qu’il commence à rassembler à partir de 1945 son propre besoin de table rase, de nouveau départ débarrassé de toute influence extérieure. Il se rêve vierge tout comme ses protégés. Cependant même ce besoin, ce goût de l’innocence perdue s’enracine dans des visions culturelles propres à son époque (au même moment que l’art brut, on voit paraître par exemple, en 1949, une Anthologie de la poésie naturelle due à Camille Bryen et Alain Gheerbrant) ou antérieures à l’après-guerre.

Il est étonnant de remarquer le nombre de surréalistes (ou d’intellectuels d’avant-garde) que Dubuffet a rencontrés durant les quarantes premières années de sa vie. Celui qui s’institue en grand intercesseur est encore et toujours Georges Limbour. Ce dernier a participé au mouvement surréaliste de 1924 à 1929 (il avait d’abord participé à la revue Aventure, dont certains membres, tels Crevel ou Vitrac, adhérèrent ensuite au surréalisme). Dubuffet observe de loin : il voyage en Argentine (en routard ou en jeune bourgeois faisant son tour du monde ?). À son retour, il fait le négociant en vins. Mais au début des années 20, il a eu le temps de croiser, grâce à Limbour, André Masson par exemple qui l’impressionne grandement, ou Michel Leiris. Par la suite, il fréquente Max Jacob, l’ancien ami d’Apollinaire et défenseur du peintre naïf Rimbert. De 1925 à 1938, Dubuffet a sans doute beaucoup moins fréquenté Georges Limbour qui voyage à l’étranger. Le retour définitif de Limbour en France en 1938 coïncide curieusement à quelques années près avec le changement fondamental dans la vie et l’œuvre de Dubuffet. En effet Limbour, en présentant ce dernier à Jean Paulhan à la fin de 1943, va encore se montrer décisif dans l’évolution de la carrière de son ami.

Il est difficile de croire que Dubuffet n’était pas au courant des idées surréalistes. Par Limbour, les informations devaient forcément arriver, ce que se gardent d’imaginer les tenants de Dubuffet. Les surréalistes n’ont pas fait mystère de leur défense des créateurs aliénés. Leurs publications en recèlent de nombreux exemples, de La révolution surréaliste à la revue Variétés jusqu’à Minotaure. Certes Dubuffet n’a rien à voir avec l’engagement politique des surréalistes dans la lutte révolutionnaire. Dans les années 20 à 40, il est un esthète qui se métamorphose progressivement en anti-esthète, sorte d’anti-artiste à l’anarchisme tout intellectuel (parfois ambigu : certaines pages de son autobiographie nous avoue son goût pour la langue allemande vers 1941-42 et son espoir d’un renouvellement de la société à la faveur de la commotion de la guerre). Son refus des esthètes ressemble à celui des surréalistes et des dadaïstes. De même que son intérêt croissant, à partir de 1943 surtout, pour l’art populaire marginal.

Parmi les autres intellectuels qui furent surréalistes et qui ont pu influencer Dubuffet, figure aussi en bonne place (ce qui a été peu souligné) Raymond Queneau, ami de Limbour depuis le lycée au Havre. Queneau, bien avant Dubuffet - qu’il ne paraît avoir véritablement rencontré que vers 1944 (par Paulhan) - a eu dans les années 30 des préoccupations qui préfigurent celles de Dubuffet. Il a cherché à rassembler des "fous littéraires" qu’il définissait ainsi : « auteur imprimé dont les élucubrations (je n’emploie pas ce mot péjorativement) s’éloignent de toutes celles professées par la société dans laquelle il vit (…), [et] ne se rattachent pas à des doctrines antérieures et de plus n’ont eu aucun écho. Bref, un "fou littéraire" n’a ni maîtres ni disciples » (cf. les Enfants du limon, Gallimard, Paris, 1938).

Cette définition préfigure beaucoup celle que met au point Dubuffet au sujet de ses créateurs bruts en 1948 : « ouvrages artistiques (…) ne devant rien (ou le moins possible) à l’imitation des œuvres d’art qu’on peut voir dans les musées, salons et galeries, mais qui au contraire font appel au fond humain originel et à l’invention la plus spontanée et personnelle ; des productions dont l’auteur a tout tiré (…) de son propre fond ». Ce que Dubuffet envisage dans les arts plastiques, Queneau l’a donc déjà envisagé exactement dix ans auparavant dans la littérature.

Il existe une lettre de Dubuffet à Queneau, datée du 21 mai 1945, qu’un catalogue de libraire spécialisé dans les lettres et manuscrits autographes vient de révéler en partie (catalogue de J.F. Fourcade, Paris, avril 1998), qui confirme que Dubuffet connaissait les travaux de Queneau. Après avoir révélé à ce dernier qu’en ce printemps 1945 Dubuffet fait des recherches de peintures et de « divers travaux d’art faits par des fous » en compagnie d’Anatole Jakovsky (célèbre critique et collectionneur, sorte d’équivalent de Dubuffet pour l’art naïf), il en vient à lui demander de l’aide : « On me dit que vous avez vous-même autrefois fait des recherches sur les écrits et le langage des fous (…) Tous renseignements que vous voudriez bien nous fournir nous seraient très précieux ». Dans la même lettre Dubuffet parle d’un projet d’éditer un fascicule sur le sculpteur de l’hôpital de Saint-Alban-sur-Limagnole, Auguste Forestier, dont Queneau possède une sculpture et qui a été révélé à Dubuffet par un autre ex-surréaliste, Paul Éluard. En effet, Dubuffet a rencontré Éluard au printemps 1944. Ce dernier était allé se cacher à Saint-Alban durant l’hiver 1943 et c’est alors qu’il avait découvert, grâce sans doute aux docteurs Bonnafé et Tosquelles, les sculptures de Forestier (il en possédait trois). La lettre de Dubuffet à Queneau montre en outre que Dubuffet avait déjà commencé ses enquêtes d’art brut (notamment avec l’aide de Jakovsky) avant d’aller en juillet 1945 avec Le Corbusier et Paulhan en Suisse où il découvrit alors Wölfli et Heinrich-Anton Müller. Cela relativise l’importance, quelque peu chauvine, accordée par Lucienne Peiry dans son récent livre l’Art brut (Flammarion, Paris, 1997) à la Suisse dans l’histoire de la découverte de l’art brut.

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sculpture
Auguste Forestier

Si Dubuffet a reconnu le rôle précurseur du surréalisme dans ses interviews, souvenirs, etc., c’est pour dans l’instant suivant le condamner comme ne s’étant pas assez effacé derrière les fous ou les médiums dont il vantait pourtant les productions ; disant cela, Dubuffet espérait apparaître comme plus subversif que les surréalistes. Mais que fit-il de plus qu’eux à part le rassemblement d’une exceptionnelle collection de créateurs atypiques ?

Malgré sa défiance à l’encontre du surréalisme, Dubuffet fit tout de même un aveu en invitant, au moment même où il avait enfin trouvé sa voie et où il se sentait plus sûr de lui (en 1948), André Breton à s’associer avec lui dans la fondation de la première Compagnie de l’Art Brut. Ce fut la première fois que Dubuffet se liait avec un surréaliste qui n’était ni un surréaliste en germe ni un ex-surréaliste. Il associa à son entreprise - cela nous paraît très révélateur, même si cela ne dura guère - le chef de file du surréalisme lui-même, comme si s’opérait enfin une rencontre dont il avait si longtemps rêvé (et qu’il s’était aussi longtemps refusée).

Bruno Montpied, avril 1998