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Guy Girard

Vers une géographie passionnelle

mercredi 4 août 1999.
 

Sous l’impulsion d’une nécessité aussi obscure que familière, aller, venir, entrer, sortir. Connaître, reconnaître le monde qui aspire nos pas, qui inspire nos dérives et nos élans vers où le désir, essentiellement subversif, de réaliser la poésie, dispose soudainement de son lieu le plus propice. Pouvoir dire que là, quelque chose s’est noué, ou délié, que sa propre vie a pu être mise en jeu ; et que rapporter tel événement peut susciter d’analogues communications : ainsi s’est formé le projet d’une géographie passionnelle, afin d’accorder au réel et tout d’abord à ses représentations sensibles que nous avons en partage, l’essor de la dimension imaginaire qui manifeste l’urgence d’un autre rapport au monde.

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« Notre géographie intérieure ? aucune carte d’après nature n’en tient compte », affirmait Gherasim Luca(1). Mais l’appel à témoignage d’expériences vécues de tels bouleversements, de telles révélations vise à dresser d’autres cartes, d’après une perspective qui ne serait pas indifférente à la nature de nos passions. Aussi multiples qu’en soient les approches, par l’usage de la dérive, l’attention portée à certains rêves où s’animent des lieux récurrents, l’érotisation de l’espace dans la passion amoureuse, le réinvestissement subjectif d’anciennes géographies sacrées, par celles-ci nous invitons à un ressaisissement, du point de vue de la connaissance poétique, des données que nous avons, aussi diverses en soient leurs formulations, sur les dimensions imaginaires des espaces auxquels nous sommes, selon les lois du désir, les plus ouverts. Avec comme point de départ la pensée analogique, la théorie des correspondances entre le microcosme subjectif et le macrocosme objectif, l’on observe que certains lieux répondent ou provoquent, mais assurément sont liés à des mouvements particuliers de l’esprit et du cœur. Répertorier ces lieux, agencer les effets de leur puissance symbolique sur l’imagination et la subversion de la vie réelle, enfin projeter les voies du désir sur des itinéraires dessinant l’espace d’une mythologie subjective et peut-être partagée, jouer le monde non tel qu’il est, mais tel que nos désirs en projettent l’interminable genèse : je voudrais de ces cartes impatientes, où entre les méandres des fleuves et la localisation des champignonnières soient aussi bien désignés les lieux susceptibles de provoquer au mieux les phénomènes poétiques, d’attiser les passions, des lieux d’autant plus réels qu’est attractive leur dimension imaginaire. Cette géographie forcément inachevable s’attache avant tout, on le devine, à préciser les contours des terres inconnues de l’utopie.

Aussi s’agit-il de se déprendre d’un environnement quadrillé d’autoroutes, de richesses touristiques et de misère mentale, de se distraire du paysage manifeste pour mieux saisir le sens latent des métamorphoses auquel se prête l’espace. Se découvre ainsi combien est conjoint à l’exaltation de l’imagination l’esprit des lieux, si tant est qu’en tous lieux veille une légende. Légende que chacun peut non seulement lire, mais inventer, éprouver, interpréter selon sa nécessité intérieure, et qui l’initie à l’essor de son identité, bien moins soucieuse de connaître ses racines que ravie de questionner vers où se portent les efflorescences de cette expérience poétique. Des quatre coins de l’horizon affleurent des signes qui non seulement attestent d’une situation, mais induisent des sympathies ou des répulsions qui communiquent quelque message certes déchiffrable puisqu’ici - dans une rue de Paris ou de Prague, dans la Forêt lacandone ou à l’approche de Bali-Sumatra-Java - l’on se sait vivre un temps autre.

Si nous pouvons dire où cela advient, que déceler des causes et des conséquences qu’ordonnent ces expériences, et quel temps rythme cette perspective de questions ? Le plus proche sous mon pas, ici, se conjugue au plus excessif de l’ailleurs. Comme selon les lois de l’image poétique, l’esprit des lieux décline toute une gamme d’associations géographiques, qui le font nomade et volatil devant l’entendement commun. D’en accorder le dynamisme, dont la suite des mutations géologiques est sans doute l’image démesurément ralentie, aux mouvements projectifs de l’imagination dépend le projet surréaliste de réenchanter le monde. À ce qui fut entrepris naguère avec les projets d’embellissement irrationnel de Paris, se rattache ces dernières années une bonne part de l’activité expérimentale et ludique des divers groupes surréalistes. Dérives menées notamment à Madrid, où, selon Eugenio Castro, « la puissance inusitée de l’imagination onirique stimule une expérience érotique du temps », prospection, comme le fit le groupe de Leeds, de l’espace urbain modifié, à l’instar de pratiques magiques, par le dépôt en des points sensibles, d’objets surréalistes, observations menées par le groupe de Stockholm, de zones laissées en pleine ville à l’abandon par la rationalité urbanistique, ou encore, en Bohême la transformation mythomaniaque par Jan et Eva Svankmajer d’une vieille demeure en château idéal de l’aventure surréaliste, et bien sûr l’imagier toujours ouvert de la Terre intérieure : ce qui importe, au regard de tout cela, comme dans l’attente de ce qui reste à inventer, c’est que s’affirme le désir, ici et maintenant, que reverdisse le Pays Gast.

(1) Gherasim Luca : Un Loup à travers une loupe, José Corti, 1998.