Accueil > S.U.RR... > S.U.RR... 3
Ivo Purš

Saturne au-dessus de la Normandie

mardi 22 juin 1999.
 

L’une des plus vaines expériences que l’esprit de l’homme puisse entreprendre est d’évoquer les souvenirs. En effet, tout ce que nous avons enfoui dans le plus profond de nous-mêmes, nous servant de nos sens plus ou moins concentrés, est inéluctablement soumis à l’ensemble des processus naturels tributaires du temps : la destruction et la résurrection, la régénération et la dégénérescence, processus que le monde informatique actuel souhaite braver. Le souvenir n’est jamais le rappel d’un événement passé ; il n’est pas une information sophistiquée, calculable en codes chiffrés. Son double sort est celui d’une graine : s’il ne tombe pas dans le sol fertile des couches inconscientes du psychisme, il disparaîtra sans laisser trace, ou bien il tirera une nouvelle valeur de son anéantissement dialectique. Le souvenir fait naître cette plante étrange, nourrie des corps vivifiants d’un sous-sol fécond.

JPEG - 64.6 ko
Martine Roux

On peut dire que les souvenirs ne reviennent pas seulement pour des raisons causales - parce qu’un événement, une personne ou une chose ont retenu notre attention -, mais ils remontent aussi comme produits finaux d’une attente inconsciente afin de combler une lacune, pour arroser un coin aride dans notre for intérieur assoiffé. En ce sens, tout homme ressemble au Gédéon biblique qui demande à Yahvé de mouiller la toison de laine sur l’aire et rien de plus, car tout le reste est insignifiant, sauf l’unique désir monothéiste.

Nous pouvons donc difficilement blâmer ce souvenir qui par le seul fait de son existence n’est pas ce qu’il devrait être. Il en dit long non seulement sur la situation qui l’a provoqué, mais aussi sur nous-mêmes. En disant « je me souviens », je dis non seulement de quoi je me souviens, mais encore comment et pourquoi.

Certes, les tenants du pragmatisme dans la vie et les rationalistes de mauvais aloi, donc la majorité écrasante de mes contemporains, me diront avec mépris qu’il existe pourtant des « faits purs et secs », irrécusables, élémentaires... Je ne renie pas cette irréfutabilité si jalousement gardée, je ne cherche pas à contester ces gens-là, car nous ne parlons pas le même langage, nous vivons chacun sur une planète différente, dans une autre galaxie, dans un autre temps, encore que nous nous croisions de temps à autre dans le métro ou au bureau. Je les avertis seulement que le mot « pur » renvoie à la totale pureté d’un crâne vide, tandis que le mot « sec » évoque le souvenir des corps brillants des cétoines fixées avec minutie par des épingles sous la vitre d’une boîte d’où elles ne s’envoleront plus jamais pour faire ressentir à un futur C. G. Jung la réalité du rêve.

JPEG - 15.9 ko
La dent de Saturne
Ivo Purš

Si je devais malgré tout parler leur langage, je dirais que l’année dernière, en août, j’ai séjourné avec ma femme et ma fille dans un coin perdu de la Normandie. Nous avons passé dix jours inoubliables chez des amis, non loin de Flamanville, parfaitement isolés de tout souffle de peste touristique. Après avoir écrit ces lignes, me sera-t-il permis d’affirmer que j’y ai coupé l’herbe sous le pied de Saturne, en lui arrachant sa seule dent, celle avec laquelle il ronge et dont le nom est le Temps ? Elle n’a même pas branlé ! Comment aurait-elle pu si c’est certainement sous cette pierre que se cache un trésor, cet or du Temps tellement recherché.

Je la vois sur une photo avec ma fille Alenka qui se serre contre elle comme si son âme d’enfant avait deviné le pouvoir que les femmes avaient depuis toujours cherché dans les menhirs. Cette dent pousse dans la gueule d’un dragon géant pétrifié, le génie de la Normandie. Avide, la gueule se tourne vers la Bretagne tandis que le bout de sa queue tordue porte une couronne merveilleuse : l’abbaye du mont Saint-Michel. La peau écaillée de cette créature légendaire est formée de maisons normandes tout en pierres, de demeures rurales somptueuses et d’églises omniprésentes. Le jour, elle est couverte de gouttes de pluie, humide et glissante, mais la nuit, quand le firmament s’éclaircit, elle brille au ciel, telle la Voie lactée, se transformant en son propre alter ego, princesse de grande beauté, Cendrillon. Mais les temps modernes, qui tarissent, dans le paysage, le cycle vivifiant des légendes, ont greffé sur le pays normand une autre circulation du sang, si terrifiante que face à elle tout l’enfer chrétien avec ses myriades de diables n’est qu’une bagatelle humaniste des pères de l’Église. Son nouveau cœur, la centrale nucléaire « s’étend » à un jet de pierre de la Dent-du-Temps mentionnée ci-dessus, afin de renier toute dimension humaine du fait de sa monstrueuse temporalité menaçant les inhumains pendant les 90 000 ans nécessaires à la décomposition des cartouches de combustible irradié. Dans son aveuglement sans limite, incarné par des représentants démocratiquement élus par le peuple, l’homme s’apprête à mettre ces déchets en orbite afin de garder sa chambrette planétaire bien propre. Nous ne comprenons plus ce qu’est la vie, d’où elle vient ; sans aucune hésitation, nous substituons à la matrice universelle de la réalité un container à déchets. Bref, nous nous apprêtons à stocker cette radioactivité gênante directement dans les salles des maternités où de nouvelles générations viennent au monde.

Voilà pourquoi il est à nouveau nécessaire de penser à Saturne, au principe du Temps. L’humanité n’est-elle pas
parvenue à un stade où elle est à même de détruire irréversiblement la pierre qui, pendant tant de millénaires, était l’élément constituant des os indestructibles de la Terre ? Pays de la pierre, la Normandie s’expose au même risque que la mémoire de pierre de l’homme, la seule qui réussisse, à travers les hécatombes de la guerre et les cataclysmes, à sauvegarder et à transmettre les éléments essentiels de la culture. N’allons-nous pas détruire cette pierre emmaillotée que Saturne a dévorée au lieu de son fils Jupiter ? Ou bien l’avons- nous déjà détruite ? Qu’offrirons-nous à ce créancier importuné si nous savons avec certitude que cela ne sera ni une pyramide ni une cathédrale gothique ? S’il y avait au moins une pierre quelconque à portée de main, une borne frontière... Non, la fonction de ce qui est le plus solide, a été reprise par la frontière étanche entre l’homme et la nature. Il ne reste que les larmes. Celles d’Héraclès qui exécuta en vain ses douze travaux. Vraiment ? Écoutons ses pleurs que j’ai entendus en Normandie, sur le site de son plus ancien peuplement, qui s’appelle Le Rozel :

JPEG - 22.8 ko
Mercurius (cycle Alchimie)
Jan Svankmajer

J’essaie de lécher du regard la Voie lactée
Les fesses sur une fourmilière malmenée
J’essaie de grimper à la ficelle tendue entre le Ciel et la Terre
Où sèche le linge sale de l’histoire
Impassibles, les taches sanglantes du passé flottent dans l’univers
Telles des messages à d’autres civilisations
Qui, jamais présentes, précédèrent ou succéderont à l’homme
Il n’existe aucune galaxie dont la lumière vole des millions d’années pour venir jusqu’à nous
L’unique réalité, c’est la conscience inactive de l’homme
Ainsi que son cœur, un coup de poing
Destiné à diviser, non pas à unir
Avec des mesures exactes à un millième de millimètre
L’homme s’affermit dans son béotisme
Qui tasse sa grandeur à la limite du zéro
Car qui s’occupe de petites choses deviendra à son tour petit
Ainsi l’homme qui brise l’atome
Disparaît lentement de ce monde
Bien que sa population se soit rapprochée de cinq milliards.

Ivo Purš (traduit du tchèque par l’auteur)