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Être ou ne pas être, Marilena Pelosi

publié dans S.U.RR... n°4
mercredi 8 mai 2002.
 

Si Marilena Pelosi est née selon l’état civil dans les années 50 à Rio de Janeiro, l’intéressée préfère se voir naître à seize ans, lorsqu’elle se met à peindre, au début des années 70. Fille unique, c’est une grande coutumière de la solitude. Aujourd’hui elle s’y baigne sans limites. Ses parents ne s’occupaient guère d’elle. L’enfance et l’adolescence se sont déroulées dans le silence et la désaffection. Il faut l’entendre vous demander si vous trouvez normal que des parents ne s’intéressent en aucune manière à leur unique enfant... Elle se mit à douter de sa propre existence. Sans figures tutélaires, elle partit les chercher dans l’imaginaire, l’art fut sa résistance, sa liberté. Du rejet inéluctable de ses parents inutiles, elle passa au rejet de la société brésilienne dans son ensemble et, surtout, du milieu catholique hypocrite de son enfance, dont les vices sous-jacents ne se démasquaient qu’une fois par an, à l’occasion du sacro-saint carnaval de Rio.

Marilena se souvient cependant de la conversion insolite de ses parents au culte vaudou. Ses souvenirs à ce sujet sont flous. Repassent dans sa mémoire des silhouettes fantomatiques qui chantent, dansent, font des libations, entrent en transe, déposent des offrandes. De la peur et une anxiété sourde s’attachent à ces réminiscences. Emmenée dans ces cérémonies sans aucune explication, comme à l’accoutumée, Marilena a fixé l’énigme de ces scènes, telles qu’une enfant les vit. Ses peintures conservent la trace de cette mythologie décousue, incomprise.

Elle quitte le Brésil vers vingt ans. Elle n’a pas poursuivi d’études, vu sa désorientation. Elle part en Europe, plus prestigieuse à ses yeux que le Brésil qu’elle ne perçoit que comme un « pays d’analphabètes ». Elle passe quelques mois à Londres, bourlingue en Inde, puis en Amérique. Cela dure quelques années...

Elle revient en Europe, elle essaye cette fois Paris (vers 1982). Entre-temps, elle n’a pas cessé de dessiner et de peindre (elle visite à l’occasion des musées et des expositions). Elle décide de « creuser la question »... Elle s’inscrit en auditeur libre à l’École du Louvre et se confronte à la peinture en solitaire, sans directeur de conscience là non plus (elle fait de nécessité vertu). Les œuvres de cette période ? « Mal aimées », « mal comprises » selon elle, elle ne sait plus ce qu’elles sont devenues. Perdues ? Données ? Détruites ? Jusqu’en 1998 environ, ce sera leur lot (aucune des œuvres d’autrefois ne se trouve ainsi archivée dans l’atelier actuel), jusqu’à ce qu’une nouvelle cristallisation s’opère et que la « mayonnaise » se mette tout à coup à prendre, en même temps que des lieux d’exposition nouveaux s’offrent à elle, tous situables dans l’aire des arts dits singuliers (Festival d’art singulier à Roquevaire-Aubagne, le musée de l’Art en Marche à Lapalisse et à Hauterives) ou « irréguliers » (comme préfère les nommer Alain Dettinger dans sa galerie de la place Gailleton à Lyon) ; c’est là que je découvris en 2001 l’œuvre de Marilena.

Avant de trouver son écriture actuelle, dégagée des influences, Marilena aura également vécu des années de créativité avec un mari marionnettiste et diseur d’histoires, qu’elle assista en coulisses pour les décors, la confection des costumes de pantins, la mise en scène, la création des scénarios... C’est alors que lui vint le goût d’écrire automatiquement de petits livres qu’elle vend aujourd’hui encore sur les marchés.

Elle vit maintenant à nouveau seule (hormis la présence de sa chienne, Ella) après une période dépressive consécutive à un grand chagrin et au divorce qui s’ensuivit, se vouant totalement à sa peinture dont elle attend toutes ressources. Elle s’est installée provisoirement à Lusignan, où s’enracine le mythe de Mélusine. C’est en ces lieux que son œuvre a trouvé son sillon original.

Dès les premiers instants de ma découverte de ses dessins, je fus frappé par le soin accordé aux objets dans la composition des scènes (tracés avec des moyens des plus sommaires, stylo Bic, plume, crayons de couleur, papier calque comme support...). Ils étaient à la fois égarés et ordonnés dans des espaces fort dépouillés, comme dans une chorégraphie d’objets à l’organisation occulte (obscure y compris pour l’artiste). D’autre part, si l’on devait chercher une image unique pour résumer analogiquement cette œuvre, ce serait celle d’une toile d’araignée où chaque fil relierait par dessus le vide des objets ou des êtres qui auraient sans cela flotté dans l’indéterminé et le vide. Or on sent bien que l’auteur veut trouver du sens à la pièce qui se joue sous ses yeux, où manque un démiurge mais où se tiennent, ambigus, inquiétants, des personnages peut être tutélaires, encagoulés, des bourreaux ou des femmes emplumées à la coiffure de haricots ovaires (nouvelle variété de haricots brésiliens que je soumets à la curiosité surréaliste, friande comme on sait de ces légumes...), qui veillent et parfois torturent, éventrent... Pour lutter contre eux, l’imagination, procédant de proche en proche (voir Elle voyait comme ça dans son imagination, gouache qui paraît comme l’aveu d’une méthode irrationnelle de création), sécrète ses défenses et oppose un désir de jouissance effrénée qui suinte, ou plutôt gicle par tous les pores du papier à dessin. Les cœurs gouttent ou saignent beaucoup dans l’œuvre de Marilena Pelosi, les tuyaux éjaculent dans tous les sens (cf. Arrosage d’un heureux enchaînement) les bougies s’érigent bien droites, des langues de feu jaillissent des bouches, les ro¬binets coulent sans que personne ne songe jamais à les fermer, on se douche également beaucoup... Et puis l’enfance, ses jeux doux et rêveurs reviennent en interludes ou bien mêlés aux précédentes scènes, dans la bousculade d’une mémoire qui hésite à les départager.

On est là, avec Marilena Pelosi, non loin de Claire Guyot, cette artiste autodidacte quasi inconnue, hantée de fantasmes traités au pastel de façon à la fois flamboyante et veloutée, et non loin d’Henry Darger, l’obsédé des guerres entre fillettes et adultes (généralement des hommes) aux mains étrangleuses... Marilena quant à elle appose sa touche singulière, une poésie tendre et humoristique, dans un climat cruel exprimé de façon enfantine.

mars 2002