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Baligan

mardi 22 juin 1999.
 

Je suis né et j’ai passé toute mon enfance à Flamanville, sur la côte ouest de cette péninsule cornue que forme le Cotentin. Une route traverse le village du nord au sud, de la Hague septentrionale qui s’incurve jusqu’à vouloir frôler Aurigny, la plus proche des îles anglo-normandes, et qui descend, longeant la côte de plus en plus sableuse jusqu’à la vaste échancrure de la baie du Mont-Saint-Michel.

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Premysl Martinec

Le territoire du village est enclos dans un arc dont la rude courbe est celle d’une falaise granitique dont le parcours long de trois bons kilomètres offrait les exemplaires sollicitudes de la poésie naturelle et des légendes achevées avec les péripéties de l’histoire locale. Il y aura bientôt deux décennies de cela, la moitié de cette falaise a été détruite, méticuleusement arasée pour y construire une centrale nucléaire. Auparavant, pendant un siècle ce qui troubla les gobelins éparpillés dans leurs tribulations géologiques, ce fut l’alternance d’activité et d’infortunes diverses d’une mine de fer sous-marine, dont l’exploitation cessa définitivement au début des années soixante. Le puits de la mine, au débouché du sentier des douaniers, ses bâtiments annexes de brique rouge ainsi qu’en retrait de la falaise les corons des mineurs, construits à la semblance de ceux des Flandres ou de Lorraine me semblaient un collage désolant, qui ne trouvera son charme qu’avec la ruine de l’entreprise, livrée au patient vandalisme des enfants et des embruns. Un abandon plus ancien avait frappé les carrières de granit, qui sous la fougère sont comme des moules d’architectures féodales. Jadis, m’a-t-on dit, elles fournirent en pavés maintes rues de Paris. Pour le croire, il me suffit de passer rue du Château-d’eau, où sur le trottoir de droite en allant vers la rue du Faubourg-Saint-Denis, se lit une trace de la légende du dragon qu’abritait le Trou Baligan, à quelques centaines de pas de l’ancienne mine.

Aux temps féeriques, le monstre se faisait rituellement livrer par les villageois quelques-uns de leurs enfants. Cela dura ainsi jusqu’à ce que venu d’Irlande sur une embarcation en forme de roue, le futur patron de la paroisse, Germain Scot débarrassât la contrée de ce fléau pour en imposer un autre, la religion chrétienne. Il aurait tué la bête, l’ayant ceinte de son étole, soit en la noyant dans une profonde mare toute proche de la caverne, la Citerne, soit en la changeant en rocher, un immense bloc de granit veiné de rouge, le sang des victimes, qui servit au siècle dernier à construire la digue du port de Flamanville, Diélette. A l’égal de ces traces rouges, l’on repère aussi sur les rochers et les lourds galets alentour du Trou Baligan des empreintes semblables à des pas d’enfant, et que je guette sur le pavé parisien.

Ces forces telluriques sont encore affirmées à la pointe du cap, derrière le sémaphore, par un dolmen aux pierres de forme ovoïdale, la Pierre au Rey, que d’autres écrivent la Pierre Aurée. Sur la pierre supérieure sont gravés quelques caractères d’une écriture indéchiffrée, semblable pourtant à des runes, et également un profil humain, doué d’un très long nez. Si ce dolmen est le seul monument mégalithique dûment répertorié sur l’ensemble de la commune, il y a pourtant sur la falaise et dans les champs qui la bordent, des amas de rochers disposés, me semble-t-il, selon une telle rigueur géométrique que j’y vois une intention humaine. Placés ainsi, vigiles de quel sens ou semences de fertiles images, ils m’égarent lorsqu’en rêve j’approche leur secret. Ainsi une nuit de l’automne 1980, me promenant près du sémaphore, je constate que, dans le champ voisin, l’une des grosses pierres, tel un menhir trapu, a été renversée et qu’à sa base s’ouvre un grand trou, l’entrée d’un souterrain sinon d’une antique chambre funéraire. J’y saute donc pour m’y trouver face à un squelette gardien d’un trésor de l’époque gauloise. Pris de peur, je détale dans le souterrain, qui au long de ma course se change en une galerie des catacombes parisiennes, où je rencontre, tels qu’ils devaient être dans les années vingt, Breton et Aragon.

Si ceux-là furent hôtes d’un rêve que je fis à Flamanville après m’être la veille effectivement promené dans ce champ quelque peu bouleversé par son propriétaire, je fus amené à constater que de nombreux surréalistes, sans se concerter, vinrent dans ce village. Il y eut d’abord, ainsi que je l’appris à la lecture du premier numéro de la revue Supérieur inconnu, en mai 1948, Claude Tarnaud, Alain Jouffroy et un jeune couple dont l’identité m’échappe encore. Tarnaud, dans une lettre à Sarane Alexandrian faisait pendant son séjour, état du caractère initiatique du lieu :

« Je crois avoir trouvé, ici, plusieurs séries de CLEFS qui (tout en jouant, cela je le sais, au centre même de ce que j’appellerais mon « mythe personnel ») me laissent encore fort perplexe quant aux portes qu’elles ouvrent.

« Par exemple, à l’entrée du trou Baligan - faille géante qui s’enfonce de près de deux cents mètres sous terre - l’orifice somptueux de pleine nef, à première vue aux murs délibérément PEINTS d’immenses taches sanglantes (la rouille en est responsable : la pierre, ici, est du minerai de fer) - une salle complètement bloquée par un énorme rocher en forme de fer de lance, marqué à la pointe par le signe de Saturne dessiné par les veines mêmes de la pierre. Cette pointe était (je fus Le Seul, grâce à ma bien connue maigreur, à pouvoir, avec de grandes difficultés, me glisser dans cette salle) droit dirigée vers une chauve-souris endormie se balançant telle une énorme coquille soutenue par deux algues roses, à la paroi (...). »

Ce caractère saturnien sera également perçu par le Praguois Ivo Purs qui l’été 1994, séjournant dans un village voisin, vint sur la falaise où il découvrit la « dent de Saturne » dans l’un de ses mégalithes naturels. Entre-temps seront passés Jean-Pierre Guillon, Josette Exandier et Roger Renaud, Michel Zimbacca. Enfin Thomas Mordant m’informa qu’il venait là de temps à autre, parfois en compagnie d’Ody Saban, dans une maison que son grand-père, comme lui d’origine belge, avait achetée comme résidence secondaire. Si l’on quitte le strict territoire communal pour étendre la même enquête à La Hague, il apparaît que dans ce canton est né Max Bucaille et qu’y vécut ses dernières années Jacques Prévert.

Marie-Dominique Massoni y vient chaque année avec son compagnon Jean-Jacques Méric, retrouvé par un ami de jeunesse de retour de Hong-Kong, et qui au long des ans a redonné vie à son manoir familial d’Urville-Nacqueville. Non loin, à Gréville, se tient la maison natale de Jean-François Millet, où vint en pèlerinage, en 1971, Salvador Dali. À Cherbourg, outre que c’est de là que Breton s’embarqua pour le Mexique et que j’y rencontrai, en compagnie d’un ami à qui elle donna quelques leçons de piano, la petite-fille du Douanier Rousseau, enseignait Georges Izambard qui reçut là une lettre de Rimbaud. À l’opposé occidental, Jersey accueillit, après Hugo qui lui préféra Guernesey, Claude Cahun.

S’il s’agit là d’un charme particulier à ces lieux, qui au temps de la légende, opérait sous le vol d’un dragon, et qui maintenant se manifeste dans cette constellation de rencontres, j’attends qu’il me signifie plus que le premier repère d’une quête, mais qu’avec l’agilité des lapins courant sur la lande où dévalaient des roues de feu, du site chtonien s’impulsent une trajectoire et un mouvement vers des sites autrement étoilés. Les paysages, l’un dans l’autre. Au matin du 28 avril 1994, je fis ce rêve : je cours à toute allure sur la grand-route qui traverse mon village, vers où disparaît le soleil couchant. Comme si cette disparition devait être définitive, j’invente ou me remémore des bribes de savoir antique, des incantations de la vieille Égypte envers Amon-Râ. Sans perdre haleine, je hurle une semblance de litanie qui tout aussi bien peut être un appel requérant la présence d’Osiris dont le corps démembré flotte peut-être dans les nuages qui envahissent le ciel. Il me faut maintenant invoquer Isis, quand je remarque soudain l’effet de mes paroles. Sur le bord de la route, se dresse une longue suite d’objets en pierre blanche qui, je le sais aussitôt, sont des hiéroglyphes taillés en trois dimensions pour fixer la ferveur de mes paroles.

Et maintenant, prendre cette route ? Telle qu’elle est dans l’espace réel, alors que dans le rêve je la vis bordée de haies noires et venant de l’ouest, elle passe devant la tour Jean-Jacques - une tour octogonale qu’au siècle des Lumières, le marquis de Sesmaisons, seigneur de Flamanville, fit construire pour Jean-Jacques Rousseau, qui n’y vint jamais. Enfant, si elle m’émerveillait aux soirs de fête lorsque l’illuminait les feux d’artifice, elle m’effrayait plus souvent quand je l’imaginais hantée d’un fantôme couvert de lierre comme celui qui ceint la façade aux volets alors toujours clos, ce Jean-Jacques dont j’ignorais jusqu’au nom. Plus tard, découvrant Paris, et l’homophonie s’y prêtant, je la comparais à la tour Saint-Jacques. Comme elle, elle marque peut-être le départ d’une quête. Car à Flamanville, postée sur la route au sortir du chemin qui conduit à la maison familiale, elle partage pour moi le nord et le sud. Mon attrait premier pour le nord trouva à se satisfaire avec la rencontre amicale au début des années 80, de jeunes surréalistes islandais. Ce fut en 1983 qu’en compagnie de l’un d’entre eux, Olafur Engilbertsson, qui résidait là-bas, que je découvris Barcelone. Sur une carte de l’Europe, une ligne droite peut être tracée qui réunit Flamanville et Barcelone ; prolongée vers le nord, elle aboutit en Islande, et vers le sud, c’est d’abord le mont Saint-Michel, et avant Barcelone, la montagne sacrée de Montserrat dont le musée de l’abbaye contient nombre d’antiquités égyptiennes parmi lesquelles une peinture sur sarcophage représentant les yeux d’Horus. La mer traversée, c’est Majorque. Combien de dragons rôdent sur cette trajectoire ? L’effigie de l’un d’entre eux, tels qu’ils apparaissent dans des fêtes populaires en Catalogne, me fut offerte, cadeau ou talisman, il y a deux ans lors de son premier voyage à Paris par la femme que j’aimais alors, et qui vit à Barcelone.