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Transmutation du langage, S.U.RR. n°4

PRÊCHI D’ICHIN, PRÊCHI GOUBLINÉ

mardi 22 octobre 2002.
 
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omment ai-je appris à parler ? Les premiers mots me sont-ils venus en pleine lumière ou en rêve dans un inaugural babil onirique ? Je n’en sais bien sûr rien et je ne peux me faire nulle idée de ce qui était en moi avant d’apprendre à parler. Peut-être puis-je évoquer l’image d’un désert, qui serait une table n’ayant pas encore trouvé ses limites, laquelle me revient fugitivement en des états de conscience proches du vertige éprouvé vers l’âge de cinq ans à fixer le zénith dans l’entonnoir bleu du ciel. Hormis cette image d’initiale jachère, je vois au contraire, en imaginant les mouvements du langage dans mon espace mental, une scène encombrée de silhouettes longilignes d’apparence bidimensionnelle mais immanquablement douées, dans le dessin de leurs replis et contours, de soudains départs vers une troisième dimension et de changements de posture qui équivalent à des changements de sens que pourtant je ne puis pénétrer. Je ne peux non plus assigner à ces formes une définitive appartenance à l’un des trois règnes ; ces entités filiformes, qui par petits groupes se dandinent, ne me livrent rien de leur secret ni ne m’épargnent de les trouver quelque peu ridicules. Ce pourraient être des asperges humanisées par le crayon de Grandville, se mouvant d’une plage de Tanguy vers un vestiaire pour épouvantails, ou d’immenses spaghettis semblables aux cordes enchantées qu’utilisent les fakirs ; cela défile comme dans une bande d’actualités antédiluviennes, selon un protocole et un but auxquels je me sens étranger.


Mais est-ce que ça parle ? Ces spectres de mots ne me sont alors jamais à portée d’écoute, cependant que leur danse d’algues m’évoque une indéchiffrable écriture, comme si j’observais là les premiers bâtons qu’enfant je traçais et qui depuis se seraient perpétués dans mon inconscient, gagnant avec le temps de serpentines souplesses. Métamorphose du langage qui va du signe à la forme pour ne plus signifier que l’apparence d’une indicible altérité, ces êtres-objets agitant ma terre intérieure ne demandent peut-être de ma part que l’entêtement d’un illuminé pour leur dérober un sens susceptible d’éclairer ma vie quotidienne. Soit : pourtant je sais que nul sens ne pourrait se découvrir seulement par l’immobilisation de ces formes sur l’écran mental, dans le but de réduire leur charabia de brindilles à un décryptage occultiste ou à l’esquisse d’un tableautin surréalisant. Il me faut persister dans la fascination que m’offre cette gymnopédie scripturaire, me faire à ce rythme qui est celui d’un profond désir, reconnaître dans ce rite, tantôt monotone, tantôt espiègle, la geste symbolique de la pensée poétique jouant avec le mythe des origines du langage. Le signe est-il d’apparence aussi arbitraire que telle forme issue de la déformation du mètre étalon ou peut-on le relier à quelque nécessité naturelle, lui offrant ainsi tout le champ de la magie opératoire ? Mais j’assiste à une fête, les acteurs ont maintenant des costumes de paramécies et le halo de lumière rouge des phosphènes : une fois de plus, et à la portée de tous les inconscients, le verbe se fait chair. Baudelaire me paraît témoigner de quelque chose de semblable lorsqu’il relate une expérience de consommation de haschich : « La grammaire, l’aride grammaire elle-même, devient quelque chose comme une sorcellerie évocatoire ; les mots ressuscitent revêtus de chair et d’os ; le substantif dans sa majesté substantielle, l’adjectif, vêtement transparent qui l’habille et le colore comme un glacis, et le verbe, ange de mouvement, qui donne le branle à la phrase. »


Aussi décevantes et incomplètes que puissent donc avoir été mes tentatives écrites ou graphiques de rendre compte de l’apparence ou du mouvement de mes hôtes langagiers, elles ne se firent pas sans m’inspirer un sentiment désagréable. À quelle transgression devrait conduire mon souci de représenter ces visions ? Lorsque je tentais de les dessiner, à leur image mentale se superposait immanquablement celle de personnages géants, très sombres et animés des pires intentions. Je sais alors que leur horde recèle la compréhension de ce monde qui n’a de sens que par tout ce qui veut déborder, masse obscure d’un trop-plein métaphysique, l’équilibre entre les parts diurne et nocturne du langage et leurs silences. Ceux-ci parlent, ou plutôt grommellent et maugréent de fort méchante humeur : je reconnais ainsi transcrite l’impression que me faisait enfant le patois de La Hague parlé autour de moi par de vieilles personnes sévères et mystérieuses. Ce dialecte à l’accent rauque, je le comprenais mais ne pouvais trop le parler, devant préférer la langue instituée au parler coutumier qui était celui de mes grands-parents, de leurs voisins et de chemins creux menant vers d’anachroniques secrets et des lieux-dits peuplés d’orties et de fantômes.


Car j’éprouve que depuis, là où en moi automatiquement s’agitent les mots, la scène est cernée d’échos dialectaux qui, de n’être pas reçus comme signes de même nature, endossent au gré de mes fantasmes leurs costumes d’archaïques baladins. Ils viennent de l’étage du dessous, d’une caverne sentant le dragon, la peur de la mort et les rites, dont l’observance me semblait signifier que mon entourage patoisant participait d’une communauté étrange, détentrice de redoutables secrets. Enseigné à considérer leur parler comme anachronique, j’en induisais que celui-ci pouvait être le véhicule d’une connaissance plus ancienne ; et sans doute est-ce à cause de cet épisode enfantin que me sollicitent, sans plus de rigueur, les sciences traditionnelles.


De cet étage du dessous se sont manifestées, dans les poèmes que j’ai écrits ces derniers mois, ces intonations dialectales et leurs impératives silhouettes. Je reconduisais alors un projet en cours depuis belle lurette, lorsque de temps à autre se manifeste le désir d’écrire des poèmes par la conscience d’une rumeur tendant à envahir le champ de ma conscience. Il me semblait que l’allure impérieuse et parfois fébrile de cette rumeur ne nécessitait peut-être pas, pour être entendue et agie dans ce que j’allais écrire sous sa dictée, d’être pressée, d’être forcée à cette vitesse supérieure qui est en principe celle de l’écriture automatique. M’essayant au contraire à freiner autant que possible l’impulsion de la voix intérieure, au risque certes de la livrer imprudemment à quelque irruption d’un mécanisme de censure ou à la distraction du monde objectif, la lenteur ainsi parfois acquise mais néanmoins apte à transcrire la dictée poétique me donna à entendre avec une netteté nouvelle le son de certains mots et leur accent. Lestés de leur prononciation comme d’une cause originelle, ils m’étaient tout à coup nouveaux parce qu’issus d’un labyrinthe aux fondations enfantines. C’est encore une image, mais elle doit rendre compte que ces expériences me laissaient entrevoir quel espace mental traversait le cortège des mots, quelles formes et quelles ombres se mouvaient là, cependant perçues seulement à l’arrière-plan de ceux-ci. J’entendais cela autant que je le voyais, formulé par l’image d’une distance et d’une mise en perspective entre ces mots dialectalement élus et les autres qui accompagnaient le rythme de mon écriture. C’était comme si les mots d’un souffleur me parvenaient du bout d’un long couloir : ils ne s’écrivaient pas en patois mais se faisaient entendre porteurs d’une double identité linguistique, ce qui les investissait d’un pouvoir symbolique outrepassant celui des autres composants du poème. Signes hantés d’une voix rocailleuse, prononcés par un ancêtre intérieur, un double archaïque s’inventant avec le désir que j’ai de rendre tangible, face à la chronologie quotidienne, le temps du rêve. C’est un barbare, l’homme des bois, une voix d’ours sur le seuil dont la violence répond à celle subie par le langage dans l’usage débilitant qu’il en est fait dès lors qu’est niée et absente toute dimension lyrique. Cette voix veut surgir à la rescousse face à la profanation du langage et à la disqualification conséquente du réel. Il n’est pas essentiellement de poésie sans révolte, et si l’on s’accorde avec Breton sur le fait « qu’il y a un élément lyrique qui conditionne pour une part la structure psychologique et morale des sociétés humaines, qui l’a conditionnée de tout temps, qui continue à la conditionner » (Qu’est ce que le surréalisme ? 1934), ce ne peut être aujourd’hui qu’en position de révolte que cet élément lyrique peut se situer au cœur du conflit psychosocial et proposer, face à la réification du langage, des moyens inédits de donner corps à une pensée rebelle.


La parole poétique peut advenir sans crier gare ; elle peut aussi favoriser son irruption par quelque sortilège, imprécation ou cri inaugural préparant l’entendement à vaciller sur ses prétendues bases logiques. Ainsi je fus souvent frappé du ton imprécatoire qu’avait cette voix intérieure sur la lande de mes poèmes. L’un d’eux pourrait s’ouvrir par un juron, et ce serait un mot de passe. Est-ce une nécessité expressive d’un ordre semblable qui fait que ma compagne, qui suite à un coma dut réapprendre à parler, débute souvent ses phrases par un « Merde » sublimant d’emblée toute une sensibilité mise à mal par un langage en cours de réintégration mais encore rétif à s’énoncer ? Bien sûr, résonnent encore le « Merdre » animant le Père Ubu et, écho d’une nuit de pleine lune parmi d’autres, les vociférations délirantes d’une folle dans ma rue que scandent des jurons dignes d’une marquise de la cour des Miracles. Sont-ce des mots ou des silex d’où peut jaillir l’étincelle poétique ? Cette propriété inflammatoire avait certes déjà été perçue par Sade, dont les héros aiguisent leur volupté des pires jurons et blasphèmes. C’est ce même « principe de délicatesse » qui place au cœur de la « vérité pratique » la poésie émeutière des sans-culottes, incarnée par la figure mythique du Père Duchesne, et qui donne sa clameur de tocsin à la poésie d’Aimé Césaire. Combustion spontanée dans l’économie de la dépense poétique, la parole imprécatoire surgit pour désigner dans un double mouvement d’euphorie et de menaces, ce trou noir dans la conscience occidentale en lequel Bataille voyait l’absence de mythe comme seul mythe actuellement possible. Mais surgit-elle jusqu’à inventer, renouveler la valeur incandescente d’un blasphème, d’un autre « foutredieu » qui puisse foudroyer toutes raisons de subir encore un ordre obsédé par le souci sécuritaire de laisser tout le travail du négatif à des fantasmes archaïsants ? Quoiqu’on ne cesse de vouloir l’enrôler dans le discours de la positivité marchande, la poésie n’a d’affirmation que celle de la révolte. Réfractaire, insoumise, n’est-elle pourtant qu’acte sacrilège envers un langage et un monde dont le sacre est le pari presque insensé de leur devenir révolutionnaire ? Ou bien ce pari, qui est celui du surréalisme et qui exige toutes les ressources de la pensée que délivre l’imagination, se veut-il un filet jeté sur la sensibilité de l’époque et dont la trajectoire désigne de nouveaux repères à l’utopie ? L’énergie nécessaire à son lancer est déjà celle qui, entre ses mailles, lisait un soleil noir et qui, le dépliant, se risque à interroger non l’absence mais le silence de ce mythe malmené par les mille mystifications de ce temps : quel nouveau langage pourrait-il fondre, pour ainsi transmuer notre mélancolie dans l’échange utopique des mots et de leurs spectres, de leurs métamorphoses et d’un chant d’oiseau ?