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La Révolution surréaliste

Lettre ouverte à Télérama

mardi 28 mai 2002.
 

Paris, le 28 mai 2002

Monsieur, Madame,

Je suis surréaliste. Tiens donc, pensez-vous, et qu’allez vous penser de plus si j’ajoute que né l’année de la mort de Benjamin Péret, j’ai découvert le surréalisme et son actualité il y a une bonne vingtaine d’années et que depuis je n’ai cessé de reconnaître dans la pensée de ce mouvement et dans sa mise en oeuvre collective laquelle, le savez-vous, se poursuit aujourd’hui, un antidote contre la veulerie et la sottise de cette société, aussi bien que l’esquisse de l’utopie libertaire que je ne renonce pas à imaginer supplanter un jour la domination capitaliste ?

Peu m’importe à vrai dire si les lignes ci-dessus vous tourmentent déjà ; j’ai moins le souci d’ouvrir avec vous un dialogue que de vous signifier le dégoût voire la rage qui m’ont saisi à l’occasion de la lecture du numéro hors série que vous avez consacré à « la Révolution surréaliste » . Vous voilà bien loin de votre ambition première qui était de méditer pieusement sur les programmes de télévision, et il est certes dommage que vous ne vous y soyez point cantonnés : car je n’ai pas de télévision et vous et vos collaborateurs n’avez rien à dire sur le surréalisme sinon de mesquins à peu près, de risibles erreurs et des mensonges tous exécrables.

Il vous a donc plu de reprendre tous les clichés conventionnels par lesquels la culture dominante - celle qui, par exemple, se félicitant qu’un prétendu philosophe ait pu être nommé ministre, révèle en quel mépris elle tient la philosophie - prétend réduire le surréalisme à un mouvement artistique. Sans doute avez-vous toujours accepté l’idée qu’un peu d’ imagination aide à varier agréablement le papier peint de la chambre conjugale et qu’une touche de poésie rendrait tout à fait attirante l’actuelle campagne électorale ; aussi vous croyez-vous à même de juger à l’emporte-pièce le surréalisme, de le traduire vous et vos séides devant le tribunal de cette médiocrité intellectuelle qui sous couvert de post-modernité, participe au niveau de l’esprit, à l’instauration de la politique sécuritaire qui caractérise odieusement ce temps. Vous vous gaussez aujourd’hui de ce qui hier scandalisait vos pareils, mince revanche, et l’histoire ayant passé les plats vous vous offrez le luxe un peu canaille de cracher dans la soupe. Ainsi pêle-mêle la révolution et le stalinisme, l’amour fou et Mme Boutin, l’écriture automatique et Ionesco, ou encore les « pétards mouillés » et les « limaces de luxe » qui sont sûrement chargés d’érotisme pour ce M. Sterckx dont le morceau héroïque de ce qu’il nomme un réquisitoire est sa connaissance biblique, forcément biblique dans vos colonnes, de « la sexualité misérable des surréalistes ». Mais sur quoi s’appuie ce monsieur lorsqu’il affirme que « les surréalistes haïssent l’homosexuel, le Juif parce que ceux-ci symbolisent explicitement l’Autre » , qu’ « ils détestent tout le monde, le public, les gens, la masse » ? Ce malheureux aurait bien besoin d’un petit câlin, d’une consolation quelconque. Je ne doute pas qu’heureusement vous avez de la charité une meilleure opinion que les surréalistes.

Mais tenez, je m’aperçois que comme l’enfer, la charité peut être pavée des meilleures intentions. Il en est deux qui me frappent tout particulièrement dans cette publication. L’une est le sort que M. Watt fait en quelques lignes à l’aventure politique des surréalistes. Ah ! votre collègue serait-il si dépité du peu d’efficacité qu’il accorde rétrospectivement au projet révolutionnaire des surréalistes ! Vous savez certes mieux que moi si, studieux, il a vraiment pioché la question ou si pressé de mieux faire il est déjà passé à la lutte armée dans les maquis du 8ème arrondissement. Négligence ou fureur radicale, remarquez qu’il vous a fait manquer une belle occasion de corriger quelque peu le dédain de Werner Spiess pour cette part non négligeable mais bien sûr moins rentable pour les divers marchands et exégètes, de l’activité surréaliste. Que n’avez vous pas reproduit in extenso quelques tracts parmi les plus virulents ? De La révolution d’abord et toujours ! (1925) où il est affirmé : « L’Histoire est régie par des lois que la lâcheté des individus conditionne et nous ne sommes certes pas des humanitaires, à quelque degré que ce soit » à Peregrinatur foetiditas sua (1997) où l’actuel locataire du Vatican est dénoncé comme coupable de crimes contre l’humanité, vous n’aviez que l’embarras du choix pour titiller la jalousie de vos confrères et donner quelques vives couleurs à la pose citoyenne qui vous va à ravir.

Maintenant votre deuxième intention charitable. « Charité mal ordonnée... » , ou « on ne prête qu’aux riches » , mais que diable vous mêlez-vous de vouloir dresser le catalogue d’artistes plus ou moins vivants qui auraient à voir avec l’esprit surréaliste ! Certes pour juger de la question, vous avez eu le tort de faire appel à des critiques d’ art - erreur, grossière erreur, ne savez-vous pas que ces gens-là sont bien les plus incapables de ressentir, de voir, d’ imaginer ce qu’ une oeuvre d’art propose à l’esprit humain ? Il faut être poète pour cela, et c’est bien autre chose. Car sans l’être (il ne s’agit pas d’écrire des vers mais d’ éprouver comment les pouvoirs habituellement les plus malmenés de la pensée peuvent faire la réalité autrement plus réelle), comment prétendre avancer quelque chose de sensé à propos du surréalisme ? Mais je vous entends déjà me dire que tel n’est pas l’objet de votre magazine... Mais tout de même, à vous lire , page 67 et suivantes, je vous demande si vous n’avez jamais eu connaissance des oeuvres de Jean Benoît, Jorge Camacho, Jean Terrosian, Gabriel Der Kevorkian, Antony Earnshaw, Kathleen Fox, Philip West, Emila Medkova, Jan et Eva Svankmajer, Martin Stejskal, Karol Baron par exemple, qui sont aux antipodes des poncifs du fantastique auxquels comme tant d’autres, vous réduisez l’imagination surréaliste. Mais sans doute, réduisez-vous l’amour aux dragées du baptême et la liberté à la liberté de s’abonner ou non à votre publication : voilà bien le cauchemar qui ferait les vampires préférer rester dans leurs tombes. Enfin, oser disposer de l’héritage du surréalisme ! Vous commencez donc à penser qu’il n’est pas si mort que cela, et non seulement à Paris, car des groupes s’activent aussi à Prague, à Leeds, à Madrid, à Stockholm, à Chicago.

Aussi vous voilà fort mal venus de disperser ce que vous pensez en être l’esprit aux quatre coins de vos sollicitations mondaines. Hormis les noms de Michaux, de Jorn voire de Pollock avec lesquels les surréalistes eurent et ont quelques affinités, que dire du reste de votre écurie ? L’infâme Warhol : aux oubliettes ! Puis une brouettée d’artistes plus ou moins connus de la galerie : pour les plus jeunes un zeste de copinage (ou de charité ?), pour les plus anciens une révérence (l’ardoise est à portée). L’ on se souvient des polémiques qui la décade passée firent du rififi dans les milieux consacrés au négoce de l’art contemporain. L’on pouvait se douter que celui-ci depuis, était à la recherche de quelque argument, de quelque trucage pour se maintenir. Il apparaît que piller le surréalisme, en démarquer grossièrement quelques procédés peut lancer ou relancer des carrières ; ira-t’on jusqu’à parodier sa critique radicale pour profiter par exemple de certains bouleversements sensibles induits par les mouvements anti- mondialisation ? -la partie n’est pas jouée. Dans cette confusion qui profite à vos valeurs, il est tout de même cocasse de vous voir célébrer comme héritiers du surréalisme, Fabrice Hybert dont le souci semble le même que celui d’ Alan Greenspan, réduire tout le réel à la seule dimension marchande, Gérard Garouste qui il y a quelques années ne s’est pas privé de mettre son petit talent au service du précédent locataire de l’ Elysée, Wim Delvoye qui se borne à célébrer l’aliénation quotidienne, Gilles Barbier qui attendra longtemps quelque miracle de la répétition du même, et dans cette proximité qui doit plus à l’accablant Nouveau- Réalisme des années 60, les collections de Philippe Mayaux qui décidément prouve que le seul état d’esprit que propose cet art contemporain, c’est l’ennui. Où donc y a t-il subversion, exaltation du merveilleux ? Au contraire vous fortifiez ce paradoxe très en vogue qui veut qu’il soit actuellement subversif de faire le contraire de ce que fut autrefois la subversion, de dresser des barricades contre la révolte et l’imagination, contre l’audace et la poésie. Rien d’étonnant donc à ce que la publicité vous plaise tant ; l’art du mensonge et du conditionnement des désirs à la soumission marchande y trouve quotidiennement son évangile illustré. Tant que cela existera et qu’à dessein vous et vos semblables confondrez avec la servitude intellectuelle l’une des plus belles trouées de lumière dans la noirceur de ce temps, le surréalisme aura sa raison d’être qui est de peupler le sommeil de votre imagination des raisons de sa colère.

Guy Girard