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Analogon n°30, Tradice a revolta

Tradition et révolte

vendredi 3 décembre 2004.
 

1. Toute tradition est la transmission d’une expérience.

2. Une société dominée par la tradition est dominée par une accumulation d’expériences passées.

3. Dans une telle société la rupture de la tradition est le résultat d’un conflit d’expériences.

4. Dans la mesure où les sociétés de classe visent à perpétuer la domination de la classe dominante, elles associent la tradition à l’ordre existant. La tradition dominante devient la seule tradition visible et son principal souci est d’organiser sa propre visibilité.

5. Dans une société divisée en dominants et dominés, il existe une tradition à la visibilité constamment refoulée, celle des opprimés et des vaincus.

6. L’expérience marchande, si différente de l’expérience de la production, de la guerre ou du sacré, est représentée par la figure du voyageur, de l’aventurier. En grec ancien elle est l’expérience par excellence : empeiria, expérience et emporia, commerce ont pour racine commune peiro, traverser, voyager. Le risque associé à la quête de la nouveauté détermine les valeurs du marchand voyageur. Pour celui qui va de place en place les traditions sont relatives, méritent d’être bousculées.

7. Le capitalisme, qui se déploie sur les résultats accumulés de l’expérience marchande, est la première société de classe fondée sur une rupture métaphysique avec la tradition.

8. Comme l’étendue pour le marchand, l’avenir pour le capitalisme est un inépuisable terrain de conquête.

9. L’antitradition futuriste est la vérité de la temporalité capitaliste.

10. Comme l’a vu Walter Benjamin, le capitalisme libéral à son apogée, c’est-à-dire au moment de sa transformation impériale, a lui-même ruiné les conditions de possibilité de l’expérience. Autant dire qu’après deux guerres mondiales, la richesse de l’humanité, sa richesse d’expérience, a disparu.

11. ON nous enjoint sans cesse de déléguer notre expérience : nous déléguons notre habileté à des machines, notre mémoire aux ordinateurs, notre perception du paysage à nos caméras.

12. Dans ces conditions, tout recours à la tradition est un comme si, une manifestation d’impuissance nostalgique.

13. Dès lors tout ce qu’ON nous présente comme expérience est factice. Avoir des expériences, faire des expériences signifie clairement que ceux qui les ont ou les font ont un rapport transitif à l’expérience, ne sont plus habités par elle, et en souligne l’extériorité par rapport à son sujet, qui peut dès lors consommer de l’expérience comme tout autre marchandise.

14. Chaque fois qu’un homme se révolte, il se sent habité par une expérience substantielle.

15. Contrairement à un sentiment répandu, la révolte n’implique que secondairement une rupture avec la tradition ; elle rompt avec un ordre qui se fonde ou ne se fonde pas, tel le pouvoir présent, sur la tradition.

16. Dans un monde sans expérience, la révolte est celle qui ramène et subsume toutes les autres : l’expérience amoureuse, l’expérience du combat, l’expérience de nouvelles formes de vie.

17. Comme toute expérience substantielle, l’expérience de la révolte est à elle-même son propre langage ; elle est transmissible. Elle s’inscrit alors dans l’immémoriale tradition des opprimés.

18. La tradition des opprimés se nourrit de chaque geste de révolte contre la tradition des oppresseurs ; c’est dans la révolte qu’elle trouve son accomplissement. « Il existe un rendez-vous tacite entre les générations passées et la nôtre. Nous avons été attendus sur la terre. À nous comme à chaque génération précédente, fut accordée une faible force messianique sur laquelle le passé fait valoir une prétention. Cette prétention il est impossible de l’éluder. L’historien matérialiste en sait quelque chose. » (Benjamin, Sur le concept d’histoire.)