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Transmutation du langage, S.U.RR. n°4

L’ŒUF DE LA LETTRE

mardi 22 octobre 2002.
 
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ean Selz rapporte que Walter Benjamin lui exposa un jour une curieuse théorie selon laquelle, « tous les mots, quelle que soit la langue dans laquelle ils sont écrits, ressembleraient, dans le graphisme de leur écriture, à ce qu’ils désignent ». Selon cette conception, nos langues alphabétiques conserveraient à l’état latent, comme par une ruse de l’inconscient linguistique, une propriété pictographique, que notre habitude de la perception analytique des mots, lettre par lettre, nous rendrait inaccessible. Les mots que nous lisons et écrivons, et qui nous semblent de simples combinaisons arbitraires de caractères, seraient de véritables pictogrammes. L’écriture ne serait pas qu’une représentation symbolique du réel, mais, derrière le symbolique, se dessinerait une représentation mimétique, refoulée dans l’infra-visible pour notre conscience d’intellectuels alphabétisés.

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Mutus Liber
Eva Svankmajerova


Une telle théorie, qui renchérit, en plus inconvenant, sur la théorie onomatopéiste de l’origine du langage, ne peut que susciter le haussement d’épaules agacé du saussurien de stricte obédience. En revanche, elle réjouira pleinement le poète et tous ceux qui, avec lui, ne se contentent pas de déchiffrer les mots ni de voir dans l’alphabet un codage utilitaire, mais aiment à se perdre, à s’absorber dans leur contemplation. Car le mot, comme toute autre combinaison de lignes, donc comme tout autre dessin, garde le pouvoir de capturer le regard par le seul jeu de ses formes, élans et ruptures moins calculés que rêvés des calligraphies arabes et chinoises, encerclement labyrinthique du vide dont émanent les créatures de « l’autre côté » comme les anagraphomorphoses de Guy Girard ont le don de nous le montrer.


Aussi, le moins surprenant fut-il que, sitôt lue cette anecdote, m’apparut comme en surimpression à ma lecture l’image d’un caractère spécifique à la langue française, dénommé par une périphrase qu’il me semble avoir toujours entendue depuis que j’ai appris à déchiffrer l’alphabet, mais qu’étrangement je n’ai jamais vue écrite, l’ « o, e dans l’o ». Par rapport au propos prêté à Benjamin, le point focal de ma rêverie s’est sensiblement déplacé, puisque ce n’est plus ici un mot mais un caractère qui se voit investi d’une signification qu’il transmet aux mots qui le contiennent. Avec toute la force de l’évidence en effet, s’imposait à moi que tous les mots dans lesquels apparaît l’ « o, e dans l’o » contiennent une idée de rondeur, de circularité et de plénitude reflétant l’image même de cette lettre gémellaire que je vois fonctionner comme un couple de siamois, de sexe différent, constitué d’un élément mâle, le « e », soudé à la femelle, le « o ». Cette idée est tantôt déclinée dans les termes concrets comme l’œil ou l’œuf, avec leurs cercles concentriques et leur légère dissymétrie, ou dans les mots abstraits comme œuvre, lequel évoque pour moi l’idée d’une tension vers la perfection, donc vers une circularité substantielle. Par la suite, ce fut tout un bouquet de significations contiguës qui se mit à fleurir, s’irisant des idées de dépense, de chaleur, de générosité : ainsi, du fait même de sa castration, le bœuf apparaissait comme le plus enveloppé des animaux domestiques, et donc le plus généreux de sa viande ; le nœud, quant à lui, évoquait la circularité des détours qui le constituent et, dans son acception populaire illustrée par l’expression « Tête de nœud » la chaleur fécondante de l’organe sphéroïdal qu’il désigne.


Les noms propres, bien entendu, n’échappèrent pas à ma rêverie : Œdipe ne signifie-t-il pas Pied-enflé, comme l’avait surnommé le berger qui avait découvert le fils des souverains thébains exposé dans la montagne avec les chevilles liées, en une vaine tentative pour conjurer l’oracle qui le vouait au destin que l’on sait ? La même racine grecque oid transcrite « oed » en français se retrouve également dans l’affreux œdème qui arrondit et boursoufle les chairs des malheureux qui en sont affectés. Pour rester dans le trésor des racines grecques, nous avons l’œstre, cette abominable petite larve ronde qui infeste la chair des chevaux, mais surtout, dans un registre plus plaisant, tous les dérivés de oinos, le vin, de l’œnologue à l’œnophile. N’est-il pas vrai en effet que le vin est le seul liquide auquel la rondeur est associée comme une forme immanente à son contenu comme à ses effets ?


Laissant de côté cinquante autres exemples appuyant la justesse de mon intuition, c’est assez naturellement sur le fœtus, recroquevillé sur lui-même en un cercle presque clos, que je conclurai cette démonstration sans doute scandaleuse pour le linguiste, mais à mes yeux poétiquement juste, de la parfaite adéquation d’un sens et d’une graphie, et qui me semble n’être qu’une des manifestations dans le domaine de la langue de ce mimétisme universel qui entretient la confusion entre les ordres et les règnes et révèle l’unité secrète de tous les constituants de l’inorganique et du vivant.