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Corail pure laine

lundi 1er janvier 1996.
 

Par la grande porte de corail à jamais battante, dans l’ombre que l’esprit projette sur la moindre de ses formulations, s’écoule la laine des galaxies. Le sens commun peut s’encalaminer à n’entendre là que bêler les moutons du pré-sommeil c’est déjà toute une tresse d’îles intérieures où le troupeau de Panurge aura été fêté par les sirènes. Puis c’est le chant même de celles-ci, mêlant le rut des baleines au vent minaudant sous les arcades du Palais Royal, qui répond à l’odeur blanche des "éternels Tekeli-li ! Tekeli-li ! soupirés d’une voix sourde" aux ultimes pages des aventures d’Arthur Gordon Pym. Nulle vocalise, mais rythmique à l’égal des constructions madréporiques, la pensée roule son écheveau de nébuleuse à seule fin de parfaire l’être au crible d’une parole autrement refusée par le quotidien monotone. Telle la dérive des continents, s’imagine aisément le mouvement qui s’empare du mobilier phénoménologique dans l’alcôve imaginaire où j’ai introduit mes idées fixes, mes idées noires. Si je m’entends dire "capsule", le fauteuil à gauche de ma mélancolie, bondira sur les neufs têtes de chameau piquées d’ail qui trop m’assènent, en guise de beauté, l’ivresse de la morale quand je n’aurai voulu écouter là que pure faconde de bateleur. Mais sitôt le désir a-t-il lancé sa capsule, et au rebond envoyé le fauteuil valser dans un nid de pie avec les œillades de la reine de Saba, que le poème vécu a toutes les faveurs d’un furieux soleil de minuit. Il n’y a pas de concierge sous les aurores boréales.

Doutant passionnément, à défaut d’un nécessaire sabotage des banques de données, de l’avenir nickelé de l’intelligence artificielle, c’est à l’épreuve de cette passion que je considère intact le potentiel subversif de l’écriture automatique. Opération initiatique, l’automatisme psychique parce qu’il vise à libérer la pensée de "tout contrôle exercé par la raison, en dehors de toute préoccupation esthétique ou morale" (Breton) défie l’automatisation autoritaire du langage et des comportements individuels. Le seul mot "actualité" éructé chaque matin de dessous le crâne des "bureaucrates moyens atmosphérico-céphales"(Dali), jette sa rumeur de gravats sur la rosée que le rêve nocturne dépose sur les mots, quand tout tout ce qui se dit dans les échanges quotidiens n’importe guère plus qu’un miroir offert aux alouettes de la résignation, quand les mots ne devraient entretenir qu’un symbolisme sous haute surveillance voué à crétiniser la filandreuse psychologie des foules. l’esprît rebelle s’octroie la puissance d’un mythe pour contrer insolemment les mystifications civilisées, "pour ruiner définitivement tous les autres mécanismes psychiques" ( Breton). Intrinséquement l’automatisme est rébellion, tant il est le seul mécanisme psychique ) ne mieux tourner qu’avec la délicieuse irritation des grains de sable du désir.

La pensée n’a pour elle que de forger la foudre de son innocence. La pratique de l’automatisme assure sous l’empire de la révélation que la moindre de nos certitudes veut que l’esprit, à tout instant, retourne à l’image où s’éclaire son origine. Tel est l’empire de cette image qu’elle illumine des lueurs de I’utopie, la pratique de constante innovation qui détermine l’illusion du progrès. À l’origine du surréalisme il y a la conjonction entre l’exigence de nouveauté radicale que présente l’écriture automatique et l’image exemplaire du mythe de l’origine qui, immédiatement, fertilise le champ de son devenir. Cette conjonction est ritualisée par la collectivisation de la pratique poétique, sur un mode opératoire analogue à celui caractérisant la part ludique dans la développement de la technologie. Une même fascination pour la vitesse unit, umoreusement du moins, les ingénieurs et les poètes. Pour ceux-ci, la rapidité de la dictée intérieure conditionne sa pureté. De la vitesse des associations dépend, comme lors de la séance psychanalytique, la violence nécessaire pour passer outre les gabelous de la conscience vigile .

Mais concevoir la pratique de l’automatisme selon sa seule vitesse d’exécution revient à n’épier son message que dans le tourbillon de poussière que sa course soulève dans les landes mentales. La transe impose un train d’enfer et déjà, dans un tonnerre de fin du monde, je suis dans ce train, absorbé à vouloir contempler un paysage dont j’augure la magnificence. Il y a d’inconcevables féeries, Samarcande sous l’écume de la pensée bouillonnante où je n’aurai pas le temps de flâner à loisir. La vitesse m’abstrait impitoyablement les formes et les métamorphoses et j’en viens à la soupçonner d’être l’ultime ruse de ma raison. La détemporalisation est l’effet la plus sensible de l’accroissement de la vitesse ; les conclusions qu’à ce sujet tirait Paul Virilio peuvent certainement s’étendre jusqu’au domaine de la vie intérieure. Les moyens que se donne la pensée pour sa libération ne peuvent assujettir leur dynamique à celle du progrès d’une société qu’elle récuse.

Ce fait fut toujours acquis pour ceux qui orientaient leur recherche vers l’automatisme verbo-auditif. Quelle que soit la chronologie qui s’épuise sous les tympans du conduit auditif, le temps jaspinant sur la grande plage de basalte de l’oreille reconduit la même marée extatique au pied des mots naufrageurs. J’entendais ainsi l’autre soir, avant de m’endormir parler d’un lieu hospitalier où je n’aurais attendu qu’un désastre.

ville fortifiée

ville fortifiée contre

mon coeur contre

le ragoût de hibou.

Tous les chemins mènent au Palais des Mirages. Au commencement était le mirage où germe toute parole. A notre seul arbitraire est laissée la mesure du temps durant lequel le germe donnera place au fruit : ce temps là, seul, ouvre l’infini de la révolte devant la mainmise de la conscience sur les objets imaginaires. Mainmise obstinée pour freiner le déplacement général de l’être après chaque expérience d’automatisme psychique. Il va ainsi vers où son imagination l’appelle, vers l’autre que sa raison ne peut identifier sinon négativement. Les représentations mentales renouvelées procèdent d’une suite de décalages avec le statut ontologique que l’individu avait acquis d’une fréquentation trop exclusive des modes de penser dominants. Ces décalages où le surréalisme fonde expérimentalement son "écart absolu" (Fourier) paraissent à même d’amplifier la conscience, une conscience ouverte et révolutionnaire ; encore faut-il que leur appréciation soit soumise à la même série de déplacements. Quels sont pour cela les repères disponibles ?

À la suite de Jung et de Tzara, je reprendrai la distinction entre penser non dirigé et penser dirigé. Au premier qui est communément celui des peuples primitifs, comme celui aux meilleures heures, du "rêveur définitif"est lié le principe de plaisir. Sa parole va au plus court chemin du désir, qui tourne autour des soleils pour s’assurer que l’être est ce qu’il énoncé et excède de loin les limites d’un individualisme que défend la régulation sociale. Aussi ce penser n’a d’autre loi que celle de l’analogie, d’autre mouvement que spontané, dans le but non de produire mais de parfaire les relations qu’il accomplit avec ce qui partout lui offre sens. Penser du rêve, il est certes celui de la poésie conçue comme "activité de l’esprit" (Tzara) l’automatisme est en ce sens une érotique du langage. A l’opposé, le penser dirigé met l’Eros au service du travail, le langage au service de la communication.

L’antique conflit entre Dionysos et Apollon a conduit la raison du vainqueur à modeler sa trajectoire sur le sillage panique qu’impriment dans l’esprit le flux et le reflux de l’imagination. La raison critique doit à l’examen de la répression des pulsions sa pertinence à l’encontre des abus de la pensée rationelle. Suivra-t-elle la logique de sa dénonciation, elle devra s’abolir dans une réconciliation avec la pensée poétique.
A l’inverse,le penser non dirigé, pour s’affirmer au jour, au risque de se savoir confondu avec les sanglantes pacotilles de l’histoire, use des modèles langagiers et en général, d’une érotique moulés par l’instance répressive du surmoi. Qu’il s’agisse là des mécanismes de la sublimation, c’est dans la déperdition de sens entre la langue des oiseaux qui est le rêve originel de l’inconscient, et la langue dite maternelle du père comme de son école laïque et obligatoire que se répète "I’infortune continue" (Breton) de l’écriture automatique. Quand "les mots font l’amour" (Breton), le chant de leur jouissance relève la Tour de Babel de ses ruines. L’horizon du surréalisme n’est pas si bas qu’elle ne puisse être distinguée d’entre les murmures et les cris que nous distrayons à grand-peine de la cacophonie injectée par les réflexes sociaux. Avant la conjonction amoureuse, les mots connaissent peut-être aussi l’équivalent de ces parades nuptiales si remarquables dans le règne animal. L’étincelle poétique, telle qu’elle fut observée par Reverdy ne constituerait que le dernier moment du jeu, mais délivrerons nous assez notre mémoire pour en savoir plus ? A la conscience dès lors d’être suffisamment intuitive pour remonter en aval la voix automatique, se guidant à l’appel du coq de bruyère...

L’érosion du langage participe de l’érosion simultanée de la si faible puissance mythologique accordée par le principe de réalité (de rendement corrigeait Marcuse) à ses définitions psycho-sociales. Chaque figure du sacré plutôt mal que bien mise à mort au long de ce siècle (les idées de dieu, d’homme, d’art activent hélas à renaître dans des cadavres dont la puanteur ne se sera pas égarée par les trous de la couche d’ozone ; revoilà les religions, les patries, les familles et la gidouille du Père Ubu ... Tant que les figures du sacré ne seront nommées que de la voix de la logique identitaire, ne pourra être saisi leur lien organique avec les postures de l’érotique mentale. Au contraire, l’automatisme surréaliste a pu reconnaître des zones érogènes dans l’esprit, que les interdits métaphysiques de la civilisation dénomment : âme.
C’est de ce lieu mental, à ne pas céder à la broussaille idéaliste, que le surréalisme parie sur une dialectique entre le principe de plaisir et ce qu’il faut entrevoir comme principe de surréalité. Le faut-il, c’est pressés par le désir de révolution, entendu comme sublimation collective de tous les désirs inassouvis. Déjà, l’on attend de ce désir qu’il élabore au niveau d’une interaction la dynamique spontanée de l’imaginaire, et la transmission de celle-ci dans une pensée critique où se réfléchisse l’imaginable et non plus le sempiternel concevable. Le lest que celui-ci aura déposé au fond de la conscience de ce temps. Qui ne s’étonnerait de le voir remonter un jour, dans le gigantesque bouleversement d’une rêverie partagée, à la pointe des désirs les mieux formulés ? J’imagine pour l’instant tant un objet se défaisant d’une lamentable peluche glacée, pour exulter des mille solstices d’une lèvre de corail, comme si dans la lente cuisson des siècles angoissés, la mémoire se hâtait lentement d’être un orgasme cristallisé.

Guy Girard - (janvier 1992)