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Réponse de Joël Gayraud

mercredi 30 novembre 2005.
 

1. Je décrirai la volupté comme un état mi-océanique mi-aérien, où le corps flotte au-dessus de lui-même en ayant perdu le sentiment de ses limites.

2. La condition particulière pour que l’acte sexuel engendre la volupté réside au plus haut point dans l’extrême vacance de l’être-partagé, c’est-à-dire non seulement une disponibilité absolue dans le rapport entre soi et l’autre, mais aussi du monde vis-à-vis de ce rapport. Comme l’a saisi Baudelaire avec l’acuité supérieure qui lui est coutumière, la volupté s’épanouit pleinement au terme de la série harmonique qui mène de l’ordre au calme en passant par la beauté et le luxe. Elle suppose des conditions qui mettent en suspens l’universelle entropie et nous affranchissent temporairement de l’emprise de la nécessité.

3. Elle nous satisfait infiniment plus et mieux que la volonté de puissance (entendue bien sûr comme volonté émanant de la puissance et non vulgairement comme appétit de pouvoir). J’ajouterai ici une glose étymologique : il n’est pas indifférent de savoir que voluptas et voluntas dérivent de la même racine indo-européenne *wol/wel qui a donné volo, « vouloir » en latin, « (w)elpomaï », « s’attendre à, espérer » en grec. Le latin volup, « agréable » doit donc être entendu comme ce « qui plaît au terme d’une tension, d’une attente, d’un désir ». La volupté qui, pour chacun de nous, est vécue comme un état, contient, cachée dans le corps même du signe linguistique qui sert à la désigner, la dynamique menant à cet état, à la faveur d’un mouvement ascensionnel qui culmine dans le flottement dont j’ai parlé plus haut. Elle est à mes yeux le paradigme d’élection pour l’expérience de l’extase.

4. Un ultraviolet qui dissout tout sens préconçu.

5. Pas plus qu’il n’est de mal absolu, il ne saurait être pour moi de bien absolu ; tous les biens comme tous les maux sont relatifs les uns aux autres et surtout à ce qui les définit ; on ne peut que les hiérarchiser selon l’accroissement ou l’amoindrissement d’être qu’ils engendrent, et en désigner un qui soit plus complet à cet égard ; aussi, dans la hiérarchie des biens, la volupté a-t-elle toutes les qualités requises pour occuper le sommet.

6. La volupté participe assurément du point suprême de l’esprit dont parle Breton, dans la mesure où la saisie de ce point ouvre dans la trame des représentations une brèche située à la fois en elles et hors d’elles ; ce qui revient à occuper une position extatique caractéristique de la volupté.

7. Sans doute la volupté a-t-elle inspiré les civilisations immémoriales et les traditions qui en émanent ; et je pense aussitôt à ces maîtres-du-jouir qu’a célébrés si magnifiquement Segalen. Ultérieurement, avec la division sociale et le primat croissant de l’économique, la place de la volupté a été reléguée dans les marges de l’intime, voire du clandestin, ou renversée en sacrifice après avoir été déniée aux hommes et monopolisée par le divin. Les tentatives les plus audacieuses visant à se réapproprier les pouvoirs de l’esprit en furent altérées ; ainsi, par exemple, dans une civilisation déjà largement dominée par l’esprit d’utilité et la martialité séparée, la philosophie épicurienne s’est rapprochée trop timidement de l’exaltation de la volupté sans parvenir à dépasser le stade de l’ataraxie (le moment du « calme » chez Baudelaire). C’est paradoxalement dans l’ordre du mythe qu’une représentation positive de la volupté se maintiendra et, avec la force d’une nostalgie dialectique, nourrira les rêves d’émancipation. Ainsi l’idée même d’utopie, nourrie par le mythe de l’âge d’or, participe pleinement de l’extase voluptueuse.

8. Pour qu’une société puisse assumer la volupté en tant que principe central ou constitutif, il faut qu’elle se situe précisément au-delà des nécessités économiques. Mais ce passage ne saurait s’accomplir, comme dans le rêve technologique commun au léninisme et au libéralisme, par l’accroissement illimité des capacités productives et le développement indéfini du machinisme, mais par la reconnaissance générale du caractère non nécessaire - et actuellement nuisible - de l’économie. Le but immédiat d’une telle assomption serait la passionnalisation de tous les moments de la vie.

9. Il est probable que se révèlent à l’astrologue des conjonctions planétaires voluptueuses et que, dans son télescope, l’astrophysicien accueille et ressente comme une volupté l’explosion d’une lointaine supernova. Pour ma part, j’espère bien qu’après ma mort, à l’autre pôle de l’infini, mes atomes dissociés se livreront joyeusement aux orgies des quanta.

J. G., le 26 janvier 2004.

À PROPOS DE L’ENQUÊTE ET DE SON ÉLABORATION

À la différence des précédentes investigations publiques du groupe surréaliste (Le suicide est-il une solution, etc...) où les termes de l’enquête offraient un consensus sémantique suffisamment stable pour que l’enjeu de l’enquête apparût dans toute sa clarté, l’enquête proposée par M.Z. sur la « Volupté » a d’emblée suscité une interrogation de fond, liée à la définition même de la notion envisagée. La difficulté, voire l’impossibilité, de traduire ce terme en d’autres langues, comme l’anglais ou le tchèque, a rendu manifeste que le mot « volupté » ne se laissait pas cerner comme les mots « plaisir », « désir », « orgasme », mais tendait à échapper à toute définition simple telle qu’en peuvent donner les dictionnaires. Par là même l’enquête s’est engagée insensiblement parmi nous dans une voie imprévue qui a tout à la fois modifié et enrichi son objectif, dans la mesure où elle a construit son objet dans le moment même où elle refléchissait sur lui.

Il m’a semblé assez vite évident que M.Z. avait choisi le mot « volupté » comme le terme le mieux adapté pour rendre compte d’une intuition sensible déjà mentalement élaborée, mais qui en excédait largement les acceptions les plus communément admises, excepté peut-être celles qui se trouvaient déjà implicitement à l’œuvre sous la plume d’un poète comme Baudelaire. Et que si nous restions attachés à la lettre des emplois consacrés par l’usage, nous risquions fort de ne pas sortir du cercle des définitions et des contre-définitions.

À travers nos différentes réponses et les confrontations entre celles-ci que nous avons menées à l’occasion de nos réunions, nous avons progressivement permis à M.Z. d’expliciter au plus précis son intuition de départ et nous avons réinvesti l’idée de « volupté » d’un sens recomposé qui lui permet notamment d’englober et de dépasser l’acception courante de plaisir sensuel. Nous avons autant enquêté sur les domaines d’application d’un mot que rendu plus consistants ces domaines eux-mêmes, dans un geste d’exploration aboutissant non pas à cartographier un territoire préexistant, mais à créer le territoire en même temps que la carte.

J.G.