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Krysztof Fijalkowski

Impasse Angélique

mardi 22 juin 1999.
 
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impasse Angélique - St Ouen

Paris, hiver 1988. Filant à l’aventure dans la saleté des rues du marché aux puces de Saint-Ouen, quartier de grande désolation, un lundi soir après la fermeture, je tombe sur un espace accidentel : une impasse, à peine assez grande pour y garer une voiture. Incroyable, mais cette ouverture immédiatement obstruée par un mur et couverte d’un toit a bien reçu un nom de rue : Impasse Angélique (Angelic Dead-end). Ma découverte et ce nom à la fois promesse et négation de transcendance du « non lieu », me hanta longtemps. Il devint peu à peu pour moi la métaphore de l’impasse affective dans laquelle j’étais et de l’issue que je ne lui trouverais que l’année suivante.

Ce mot évoque en effet, précisément pour moi l’association délicieuse d’une clôture protectrice et d’un espace érotique, tantôt chenal s’ouvrant sur l’ailleurs, tantôt interruption brutale ; et il semblait bien alors être la clef de la révélation des chemins de l’amour, par la géographie urbaine imaginaire Sentiers, ruelles, passages, impasses, cours, couloirs souterrains, raccourcis…je ne suis pas sûr que ma prédilection pour ces lieux, plutôt que pour les avenues ou les grands routes ne renvoie à la ruelle ombragée passant derrière la maison de mon enfance, ou à une certaine prédisposition à l’agoraphobie, à moins qu’elle ne soit un hommage à l’enchevêtrement de chemins et ruelles qui sont un trait particulier du paysage urbain et suburbain anglais.

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Dénégation - Nichols Yard - Norwich

Qu’il s’agisse ici en quelque sorte d’espaces secrètement érotiques est suggéré non seulement par leur place privilégiée sur les cartes psycho-sexuelles de la ville (chemins de découverte, voies pour littéralement court-circuiter les censures du commerce, de la circulation et de l’urbanisme, raccourcis vers l’amour qu’encouragent la proximité et l’intimité), mais aussi par leurs noms qui invitent parfois au récit poétique ou à la rêverie amoureuse, par leurs tracés manifestement freudiens (voies secrètes, creux inattendus, clôtures protégées) comme par l’aura de tabou qui les enveloppe. Cataloguées comme asiles du crime ou restes insalubres d’architectures périmées, elles sont refoulées de manière systématique par la ville anglaise des années 90, qui feint d’oublier leur nom, les efface des cartes ou des lieux eux-mêmes, qui en interdit l’accès piétonnier pour des raisons de sécurité, qui les fait disparaître sous des constructions banales comblant de façon planifiée les espaces perdus.

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Reniement - Flowers Court, Norwich

Ville encore essentiellement médiévale, construite à échelle humaine, Norwich dans son délabrement pittoresque, possède pleinement cette cartographie souterraine. Disséminé du centre ville à la banlieue, un réseau de tout petits passages s’en va d’une rue affairée vers le royaume du désir. Cour de la Reine de Hongrie (Queen of Huangary yard) , Place du Paradis (Paradise Place), Cour des Fleurs (Flower Court), Chemin de la Femme blanche (White woman Lane), et tant d’autres qui ne portent plus même de nom…Partout l’interdit les menace : grilles fermées à clé, plaques manquantes, chemins tronqués ; Le chemin de la Dame (Lady Lane), le Chemin du Cœur blessé (Wounded Heart Lane) et la Terrasse des Lis (Lily Terrace) ont disparu.

Heigham Street, février 1998. Cherchant à trouver le chemin de la Fleur à la main (Flower-in-hand), je ne trouve qu’une affreuse tranchée, et trois poteaux plantés pour dissuader le flâneur. Mais un tortillon d’étoffe a été noué autour de l’un d’eux comme la marque d’une dame, quelques graffitis d’amoureux ornent des fenêtres aveugles ; la plaque a disparu depuis ma dernière venue voilà un mois, et on utilise toujours ce lieu pour des rendez-vous, ou comme un raccourci. Dans l’Evening News du vendredi 20 février les habitants de Besthorpe, un village voisin, disent leur refus de conserver le nom d’un de ces chemins, celui dit du Trou-de-salope (Sluts Hole lane), reliquat pourtant d’humour populaire. Cette appellation qui date du début du 19°siècle signifie selon l’employé municipal : « sentier boueux et mal entretenu » (sic).

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Refoulement - Emplacement de Crayketayleshole - Charing Cross, Norwhich

Le livre de Sandred et Lindström : Places Names of Norwich explique l’origine de Long Lane, un passage étroit menant de Charing Cross à la rivière. Il était connu vers 1305 sous le nom de Craketayleshole : « du vieil anglais « cracian » crack, break (fente, brisure), « toel » : tail, vulva, penis (queue, vulve, pénis). Qui ira vers cet asile de licence sexuelle polyvalente ne trouvera plus qu’un angle muré.

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Scopophilie - Statue d’Amelia Opie - Opie Street, Norwich

Dans le centre ville, une petite rue : la rue Opie, reliant le quartier des banques au donjon du château, était, selon Sandred et Lindström, connue au début du 14°siècle sous le nom de ruelle Tâte-Con (Gropecunt Lane), nom semble-t-il assez courant dans l’Angleterre médiévale. Rien ne paraît plus éloigné des échanges furtifs d’il y a six cents ans que la rue actuelle qui va d’un hôtel des finances à un bâtiment militaire, via des cabinets d’avocats. La plupart des piétons de toute façon, ignore l’apparition cataleptique d’Amelia Opie (1769-1853, « femme de lettres, dramaturge, poétesse et brillante causeuse ») dont la statue blanche, spectrale apparition espionnant le plaisir, contrôle l’action de la répression, encapuchonnée dans sa pèlerine.

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Sublimation - Monument à l’infirmière Edith Cavell - Norwich 1915

Près de cet autre bastion de l’autorité qu’est la cathédrale, se dresse un autre monument, dédié celui-ci à Edith Cavell (tombée au champ d’honneur pendant la guerre de 14-18), face à l’allée du Pays des Tombes (Tombland Alley), ruelle en coude invitant au désir, et où les maisons semblent s’effondrer comme dans une scène de film expressionniste. Mademoiselle Cavell, « infirmière, patriote et martyre », reste synonyme d’une certaine morale victorienne qui chérit par dessus tout les odieuses caractéristiques de la charité en temps de guerre. Mais, et cela peut passer inaperçu, le sculpteur offre un hommage au triomphe de la sexualité : sous le buste de bronze, le corps entier de la dame se pétrifie en un phallus tenant lieu de socle ; et un soldat tend la main vers deux couronnes qui font office de seins, le fusil en érection pointant le sexe de l’héroïne.

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Cathexis - Lovers Lane, Ludham

Est de Norfolk, mars 1998. La campagne est pleine de chemins des Amants (Lovers Lanes). Ce sont souvent des sentiers désolés dont le nom chuchote des rendez-vous galants ou la fin tragique d’amours clandestines. Nous sommes venus chercher le chemin des Amants de Ludham, dans une partie parfois accablante du Norfolk, où l’immensité du ciel est un peu adoucie par des vallons abrités et par des bois. Quelques maisons basses, un chemin bordé d’un côté par de vieux arbres en taillis. Un vieillard qui brûle des feuilles dans une poubelle, fuit en hâte à notre approche. Le ciel est d’un bleu glacé. C’est sans doute cela le chemin des amants, et il y a partout des signes et des mises en garde : une pierre grande comme un cœur dans les branches inférieures d’une haie, une autre plus petite dans la fourche d’un arbre. Plus loin nous trouvons un lapin pendu la saison dernière, les pattes en croix, haut dans les branches. C’est un sentier de sorcellerie et de mauvais sorts aussi bien que d’amour, menant à l’implacable infinité des champs, aussi nous hâtons nous de retourner vers la voiture.

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Projection - Pierre dans une haie, Lovers Lane, Ludham

La rhétorique de l’amour dans la culture anglaise contemporaine est saturée d’images pastorales d’une brumeuse nostalgie rurale ( genre Merchant et Ivory) et de bluettes célébrant le retour au bucolique anglais . Notre géographie érotique en revanche, devra être un labyrinthe urbain se perdant et se retrouvant lui-même parmi les cavités blafardes et hasardeuses entre les immeubles, vers l’ailleurs, vers l’inconscient même de la ville. On se reverra Cour de la Reine de Hongrie, ce soir, au crépuscule…

Krysztof Fijalkowski