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Alena Nàdvornikovà

Espaces et lieux mystérieux

Emotions et affects de l’enfance
1999.
 

Dans un essai sur les expériences sensitives et le milieu physique environnant, j’ai décrit la maison de ma famille comme un monstre. Pour moi, elle était un monstre un ensemble hybride, grotesque et inquiétant, composé de parties incohérentes ; un organisme vivant qui se suffisait à lui même, fonctionnant sans interruption (ainsi jour et nuit, la poste télégraphe juste en dessus de notre cuisine !), c’était un microcosme occupant une position clé, une position centrale. De nombreuses choses y étaient pour moi mystérieuses, principalement les endroits qui m’étaient complètement ou en partie inaccessibles (les bureaux de l’administration, le dépôt, les caves, les appartements des autres occupants), les lieux qui revêtaient une physionomie différente le jour et la nuit (le garage où était rangé un corbillard, le salon de coiffure, la fabrique de sodas ainsi que les autres boutiques) et enfin presque tous les endroits « là bas, en bas » : plus on descendait et plus l’angoisse montait, Dans la cave, dans la cour où étaient déposés les containers à poubelles et dans les espaces attenant au garage à vélo régnait la pénombre, voire l’obscurité totale, Dans certains endroits bien concrets, et plus spécialement devant une porte blanche bien précise, j’éprouvais d’intenses, d’inexplicables et d’indicibles sentiments de peur, de plaisir, un désir de connaissance, une conscience aiguë de la fin et beaucoup d’autres choses encore, le tout mêlé dans un seul et même affect ambivalent dont l’équivalent revient chez moi chaque fois que se déroule un événement et qui doit bientôt se conclure de façon fortuite.

(Maintenant encore, alors que je suis en train d’écrire cela, l’écho de ce sentiment pressentiment surgit en à moi.) Cette porte, c’était la porte de la treizième chambre, je ne sais toujours pas ce qu’il y avait derrière, et ma mère questionnée à ce sujet répond d’une façon très évasive et embarrassée, ce qui m’autorise à penser que ce sentiment n’était pas injustifié ; ce sentiment m’est également revenu plusieurs fois en rêve et, pourtant, je n’arrive pas à savoir si cette expérience onirique n’a pas été antérieure à l’expérience vécue. Cet endroit était un lieu dans lequel je me sentais être le point de rencontre d’énergies inconnues, lieu où j’avais une conscience très claire du fait qu’ici, et surtout derrière cette porte, tout pouvait arriver, que n’importe quoi pouvait s’y trouver, que c’était un lieu sans retour. Les autres endroits, principalement la cour, étaient le royaume des rats et des fantômes ; de là montaient aussi des cafards, il en venait aussi de la maison du boulanger, où habitait la « sorcière ». Là bas j’eus une fois l’impression que les âmes (?) s’envolaient directement par un puits d’aération étroit en haut duquel perçait un petit bout de ciel très bleu. Cette image m’est revenue il y a quelques années dans le cycle de dessins Enfilade des âmes en jeu

Mystérieux également était le dépôt des cercueils, surtout parce qu’on nous interdisait d’y jouer (sans que nous sachions pourquoi) et que les cercueils nous excitaient étrangement ; leur mystère tenait aussi au fait qu’ils côtoyaient directement la salle de bain de la famille du croque mort, Nous nous allongions dans leur baignoire et dans les cercueils. Une fois, nous en avons même trouvé dans leur salle de bain, parce qu’il n’y avait plus de place au dépôt. Émotions d’horreur et de désir,

Le cagibi qui se trouvait dans notre appartement lui aussi avait une apparence magique et mystérieuse, Au milieu de la puanteur envahissante des vieux vêtements mis au rebut ou dans des recoins sombres, je sentais des forces suspectes mais d’autant plus attirantes.

Mystérieuses étaient pour moi les boutiques cavernes situées sous les arcades de la ville, Elles étaient toujours sombres, modestement éclairées par une lumière artificielle et leurs vendeurs semblaient remonter des profondeurs (la mercerie où se trouvait une vieille demoiselle et la boucherie avec un énorme boucher, un immense couteau toujours à la main), je m’imaginais que là bas derrière, quelque part dans les remparts de pierre entourés de ronces, se passaient des choses incompréhensibles, indubitablement étranges.

Encore mystérieux étaient pour moi les bâtiments de l’école où mon père, puis ensuite ma soeur aînée se rendaient chaque jour. Grâce à eux, l’école était pour moi un prolongement de la maison, mais elle avait en même temps ses propres mystères. Ainsi la cour avec ses nombreuses remises, ou le soir après les cours, quand seules restaient l’odeur de la craie, de la salle de gymnastique et des toilettes. Un soir, nous sommes allées avec ma mère voir mon père dans son cabinet, là se trouvait tout un tas d’appareils, de minéraux, etc. Ce cabinet de sciences physiques était un endroit remarquable, et les objets mystérieux qui s’y trouvaient m’attiraient énormément. Ces objets possédaient des ferrures en laiton jaune et se trouvaient dans de grandes armoires en verre et en bois brun poli. Mon père se tenait au milieu d’eux, derrière un immense bureau. Il tournait pour moi l’appareil à électricité inductive et faisait une expérience produisant de la vapeur jaune. il était comme un mage, dehors tombait le noir violet de la nuit, et une aura brillait autour de lui. Il y avait aussi un planétarium, de vieilles cartes, des globes, des collections de minéraux, des animaux et des plantes. Aujourd’hui, à chaque fois que je vais dans le musée d’une petite ville, ce sentiment intense de cabinet de curiosités, de laboratoire d’alchimiste ou d’astrologue me revient.

(Mon père représentait les vocations nobles, alors:que mon oncle, jardinier, était le créateur démiurge sous s es mains, dans les serres, poussaient fleurs et choux raves Les serres avaient également pour cette raison un côté magique.)

Le mystérieux ne se limitait pas pour moi au caractère constant des endroits cités. Un changement selon les heures, la lumière, la teneur du silence, etc., tout cela avait la capacité de produire des effets magiques y compris dans les endroits les plus familiers et les plus proches, et même surtout là : le salon sous les rayons ultraviolets du soleil de la montagne, la salle de gymnastique au crépuscule, les salles de l’école maternelle le jour où l’on y joua une pièce de théâtre, Tous ces changements étaient accompagnés par celui du champ émotif bouleversant jusqu’aux affects. Par exemple, je me rappelle d’une façon très vive avec quel étonnement j’acceptai, en été, le fait qu’on se couche alors qu’il fait encore jour, et comment ces jours là je m’endormais avec l’idée qu’au matin je me réveillerai et qu’il fera nuit quelque part « ailleurs », que je me réveillerai dans un monde autre, sombre, mystérieux ou au contraire dans un monde qui bien que mystérieux serait rempli d’un éclat éblouissant, similaire à celui que je pensais voir en rêve exploser derrière cette porte blanche dans la cave noire, devant laquelle j’ai vécu, au cours de mon enfance, le sentiment du mystérieux à l’état pur.

Alena Nàdvornikovà (traduit du tchèque par Anna Pravdovà)
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Eva Svankmajerovà