Nicole Espagnol fut d’abord pour moi l’étrange nom auquel il fallait adresser le courrier destiné à Grandizio Munis, compagnon de lutte de Benjamin Péret. En 1976, je voulus le rencontrer car je souhaitais approfondir mon analyse de la mondialisation du Capital et du capitalisme d’état dans les pays soumis au totalitarisme stalinien. L’adresse postale était celle d’une « Nicole Espagnol, rue de Caulaincourt, Paris 18ème ». J’avais, bien sûr, remarqué ce nom dans la Brèche, mais je ne me rendis compte qu’en 1978 qu’il s’agissait bien de la même personne : les surréalistes n’avaient donc pas tous été politiquement myopes dans les années 1960 ! Elle était de ceux-là. La « Boîte alerte » de Mimi Parent, pour moi, ce fut elle.
Nicole, ou le noir lumineux d’un regard. La détermination d’abord calme devenant calmement implacable, virulente, elle avait l’art de porter haut le verbe, de passer du fleuret à l’épée, et de trancher net. À moins qu’elle ne préférât lancer des couteaux et même si la cible était masquée, elle visait juste. La demi-mesure ? Allons donc, elle ne connaissait pas ! Dans la grâce pure de l’apiculteur entouré d’abeilles, elle accueillait les calembours de ses amis comme leurs provocations les plus ahurissantes, comme elle « cueillit » un jour un corbeau. Son rire, comme sa colère, montait du plus profond, rire de volcan lucide qui peut choisir de tout ravager ou de se faire nid de fleurs pour rapaces menacés.
Nicole ou l’amitié délicate. Si elle avait horreur des bonnes femmes, elle avait un sens inné de la table, et les délices de sa cuisine permettaient de mieux voler avec Jarry, de boire avec Gombrowicz ou de rire avec Péret. Chaque ami se souvient de la délicatesse d’un accueil fait d’une extrême intuition de l’autre, qui allait l’amble avec l’art de ciseler l’assassinat d’un prétentieux. Esprit libre, fille de l’air, elle allumait son cigarillo, l’étincelle à l’œil. En tout elle cherchait l’acuité, l’écart absolu, et se souciait comme d’une paille que cela fût estampillé surréaliste ! Elle fut toujours un esprit vif-argent qui ne transigeait pas. Elle cherchait partout, sans trêve, hors des chemins balisés, ce qui pourrait trancher sur la médiocrité ambiante ou l’émerveiller : un spectacle de Bob Wilson, des loirs se promenant sur le mur d’une cuisine, le vol d’un vautour, un objet de Jean Benoit. Elle faisait rendre gorge au cliché en le poussant avec jubilation dans ses retranchements, avec un sens certain de la perversion du banal et en clin d’œil à Jean Terrossian. En témoignent ses photos qui font la part belle au hasard, à la trouvaille, à l’insolite révélant ce qui palpite dans le plus quotidien, le plus commun.
Nicole ou le grenadier, des racines toxiques aux graines si douces de ses fruits, qui contraignirent Perséphone à passer une partie de l’année aux enfers. Il suffit d’un poème de Little Magie, et elle nous enlève. Nicole, retour des Enfers, nous rapportait un cristal noir, signe que rien, jamais, n’était perdu pour qui était doté du pessimisme le plus absolu. Grâce à cette arme, elle n’abdiquait jamais. Avec Alain Joubert, elle dénonça le régime castriste dès qu’elle sut que celui qui était présenté comme un grand révolutionnaire assassinait, torturait, enfermait ceux qui avaient porté la révolution à Cuba : libertaires, trotskystes, ou ceux qui avaient le front de désirer une personne de leur sexe. Nicole Espagnol refusa ; pour cette raison, de signer la « Plateforme de Prague ». Cela valut à nos amis de fort désagréables qualificatifs de la part de Jean Schuster et de ceux qui croyaient dur comme fer à la révolution cubaine. N’oubliant rien des manœuvres de pouvoir de celui qui avait pris la pose du grand théoricien, elle le dénonça avec virulence dans un texte de 1990 : « Défauts, faux, et usages de faux ». Son réquisitoire impitoyable soulignait les erreurs politiques de Schuster, ses comportements arbitraires, sa réécriture de l’histoire du mouvement surréaliste. Alain Joubert lui fit écho dans un texte publié par la Quinzaine littéraire quand Schuster et quelques autres de ses amis, oubliées les grandes poses radicales, espéraient que François Mitterrand allait créer pour eux un lieu dédié au « surréalisme historique ». Même si nos deux amis s’étaient depuis longtemps éloignés du groupe qui continuait autour de Vincent Bounoure, je me retrouvais, une fois de plus en accord parfait avec eux. Sans dogme, sans interdit, guidée comme les oiseaux par sa boussole invisible, elle ne transigea jamais, elle refusa toujours ce qui ressemblait à un compromis, à une soumission.
Pour avoir reçu d’elle, par trois fois, le signe juste au moment où mon horizon semblait un mur, je peux dire aussi quelle amie elle savait être. L’humour qu’elle pratiquait si bien, elle savait l’utiliser pour ouvrir une brèche, pour l’offrir en cadeau de vie. Elle fut fidèle à tous ceux auxquels elle avait donné son amitié, en dépit de la distance géographique, en dépit des ruptures, parfois violentes.
Nicole-Alain, Alain-Nicole, l’amour les a unis plus de cinquante ans. Et que le rire dionysiaque de nos deux amis étouffe ceux qui disent que l’amour sublime est un leurre, une imbécillité de la lyrique surréaliste ! Si différents l’un de l’autre, ils étaient pourtant, comme Eva et Jan Švankmajer, indissociables. Son amour de toujours l’accompagna quand elle sut qu’elle n’avait plus que quelques mois à vivre. Et elle l’accompagna : « C’était comme si elle allait partir en voyage », dit-il. Ses cendres, de l’air à la terre ne sont-elles pas pour tous ceux qui l’aimaient la promesse du verre de la maison dont rêvait Breton ?
Sous le signe de l’écart absolu, à Nicole, pour Alain,
Marie-Dominique Massoni,
à Paris, juillet 2006.
in Nicole Espagnol, fille de l’air, Myrddin 2006
Analogon 2007