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Lettre ouverte à un imposteur

vendredi 20 mai 2011.
 

Alain Joubert

LETTRE OUVERTE À UN IMPOSTEUR

 

Tu es une belle canaille, Fernando ! Déjà, lorsque tu fréquentais le « groupe surréaliste » auquel André Breton t’avait suggéré de venir te montrer, tu ne faisais que suivre Alexandro Jodorowsky qui, lui-même, s’était présenté, si ma mémoire est fidèle, par l’intermédiaire de Jean Benoît dont il était l’ami. Ce qui t’autorise, crois-tu, à écrire ceci : « Tous les trois nous avions vécu au groupe surréaliste notre école buissonnière, etc » ; toi et Alexandre, sans doute, mais pas Jean Benoît qui, lui, était surréaliste et l’est resté jusqu’à sa mort (1). Ce qui comptait pour ta petite personne, c’était de pouvoir mentionner sur ton C.V d’écrivain professionnel : « a côtoyé un temps les surréalistes, avant d’être exclu du groupe », sorte de légion d’honneur pour nombre d’imbéciles !  Je dis bien toi, pas Alexandre qui, s’il s’éloigna par la suite, ne se livra jamais aux bouffonneries dont tu devins coutumier. Dans ton cas, on se contenta de te repousser négligemment du pied, comme une vulgaire boîte de Coca Cola traînant sur le trottoir… Et tu savais pourquoi, je n’y reviens pas !
     Mais comme il faut à tout prix que l’on parle de toi, tu n’as pas hésité à exploiter la mort de Jean Benoît, lequel t’avait tenu à l’écart depuis une quarantaine d’années ! C’est ainsi que l’on peut te voir plastronner devant la plaque de l’hôpital de Vaugirard où se trouvait le corps de Jean (photo), puis demander à « ton » photographe un gros plan du visage de la dépouille (photo), un plan rapproché de ses mains tenant une rose rouge (photo) et, comble de la petitesse, un plan où l’on montre ton faciès hypocrite contemplant le beau visage apaisé de Jean Benoît (photo). Et ce n’est pas fini ! Tu oses accompagner cette mise en scène – dont personne ne t’avait donné l’autorisation – des commentaires suivants : « J’étais le premier et unique visiteur de la « chambre mortuaire » de Jean Benoît…  J’ai constaté que sa dépouille (et son œuvre) vont  aller à la fosse commune… J’ai appelé le Ministère de la Culture… puis (comme on me l’a demandé) son « secrétariat »… puis son « conseiller technique »… puis divers autres secrétariats… etc » ; j’abrège. Pour justifier cette succession de mensonges, d’infamies, de sous-entendus destinés à servir ta cause, je sais, pour bien te connaître, que tu vas brandir « l’humour » comme pare-feu. Toute ta vie, hélas, tu as confondu l’humour – et particulièrement « l’humour noir » - avec les plaisanteries les plus plates, les plus sinistres, les plus glauques, celles qui te ressemblaient le plus, bien entendu, et qui se terminaient toujours par un « Tu me détestes, hein ? », accompagné d’un sourire de faux jeton estampillé maison. Pathétique ! Ce coup-ci, sache-le, personne ne « marchera », car ce n’est pas tout : voici le morceau de bravoure, l’imposture absolue qui vient couronner l’ensemble.
     Pour cela, nous supposerons d’abord que le lecteur sait que Jean Benoît fut probablement le créateur le plus hallucinant, c'est-à-dire le plus lucide, de la deuxième moitié du XXe siècle. Nous supposerons encore qu’il a sans doute « entendu parler » de L’exécution du testament de D.A.F. de Sade, opérée par ce même Jean Benoît en l’appartement de Joyce Mansour le 2 décembre 1959, devant cent personnes nommément invitées, photographes et reporters étant naturellement exclus. Appelée « le grand cérémonial » par André Breton, cette manifestation célébrait à la fois le cent quarante-cinquième anniversaire de la mort de Sade et constituait le prélude à la VIIIe Exposition Internationale du Surréalisme consacrée à l’érotisme, s’ouvrant le 15 décembre à la Galerie Daniel Cordier. Il se trouve que ma compagne et moi faisions partie des cent personnes invitées, pas toi, Fernando Arrabal. Et pour cause : nous ignorions jusqu’à ton existence !  
     À ma connaissance, la seule recension intégrale, honnête et vibrante d’émotion, jamais écrite sur cet événement considérable (on verra pourquoi un peu plus loin) est l’œuvre d’Alain Jouffroy dans un article publié par le journal « Arts » la semaine qui suivit (2). On peut d’autant plus me croire que je n’ai jamais pardonné à ce monsieur de s’être jeté dans les bras d’Aragon dès la mort de Breton, geste qu’il n’aurait pas eu  l’audace d‘accomplir quelques mois plus tôt ! Bref, pas d’Arrabal en vue, et une formidable frustration pour ta petite personne à l’ego démesuré. D’où l’imposture absolue évoquée plus haut.
    Le 21 août 2010, soit le lendemain de la mort de Jean Benoît, tu te répandis sur le site de « Le règle du jeu », donc un peu avant l’infâme séance de photos qui te vaudras sans doute quelques ennuis, pour décrire l’exécution du testament de Sade à ta façon (3), de telle manière qu’un lecteur non averti  puisse en déduire que tu étais présent ce soir-là. Mais ce n’est pas le plus grave ; après tout, que tu aies été invité ou pas, on s’en fout royalement. Non, ce qui rend ton texte nauséabond, c’est l’avalanche de détails tous faux que tu nous assènes, et qui transforme en une sorte de pantalonnade québécoise, voire japonaise (que vient faire ici Mishima ?), un événement à longue portée, en amont comme en aval, dont l’importance t’aurait évidemment échappée si tu avais été là.
     Quelques exemples : avant l’apparition de Jean Benoît dans le demi-cercle magique qui lui avait été réservé, un haut-parleur fit entendre une bande magnétique sur laquelle se succédèrent le vacarme assourdissant qui accompagne un volcan en éruption, puis la voix d’André Breton lisant avec solennité le « cinquièmement » du testament de Sade ; ce qui donne chez toi : « Breton lit cinq points du testament. Avec autorité, un charme teinté de solennité… et des cheveux blancs ». Plus de bande magnétique, le bruit du volcan a soudain disparu, mais en revanche, Breton s’est incarné sous tes yeux, miraculeusement ! Sois tranquille, il était bien présent, discrètement mêlé aux autres spectateurs ! Moins voyant que ton absence !
     Lorsque la porte s’ouvrit, livrant passage à un indescriptible personnage de trois mètres de haut, véritable totem ambulant, composé de masques, de boucliers, de béquilles, de panneaux amovibles, tirant derrière lui, par la chaussure droite, une voiturette spécialement conçue pour supporter le vit et la tombe, avançant à pas lourds sur des chaussures anti-eurythmiques (pied droit, bruit strident/ pied gauche, bruit sourd), un silence où la gêne et la crainte étaient de mise s’installa. Alors, arrivé au centre de l’espace vide, il s’immobilisa et la cérémonie du déshabillage pouvait commencer. C’est Mimi Parent, sa compagne, qui procédait, détachant chaque élément qu’elle accrochait au mur, tandis qu’un jeune homme (Jean-René Major), immobile derrière un lutrin où étaient posées quelques feuilles, lisait implacablement les notes analytiques écrites par Benoît pour éclairer, directement ou analogiquement, chacune des pièces du costume, et les citations de Sade qui leur correspondaient. Ce qui donne chez toi : « La cérémonie commence par l’entrée de Jean Benoît. Eblouissante. (…) Alors Benoît ôte un par un ses vêtements. Va-t-il rester nu ? Il commente ce dépouillement et chacune des pièces. Strip-tease sacré. Discours rehaussé par son inimitable accent. Massif et canadien (…) Mimi Parent, sa compagne, est aussi le point de mire. Messaline inspirée par Cléopâtre… » Etc.
    Quelle misère ! Tu aurais quand même pu te renseigner davantage si tu voulais faire croire à ta présence. Je pourrais continuer longtemps à désosser ton « témoignage », tout est du même tonneau : de la piquette. Mais venons-en au moment crucial. Lorsque Benoît fut  dénudé, c’est un corps entièrement tatoué, sur lequel, se détachant sur fond noir, on distinguait des flèches, toutes courbes et partant de toutes les parties sensibles du corps pour indiquer l’endroit où viendra s’appliquer le fer incandescent portant les quatre lettres du nom de Sade. Le sexe était dissimulé sous un énorme phallus en bois noir, que Benoît mit en érection grâce à un fil invisible attaché à une bague de sa main droite. Une fois seulement, pour révéler « le sablier qui par le fait même se vide. Le sablier à tête d’homme aux yeux ouverts et à tête de femme aux yeux fermés est rempli de véritable sable noir de volcan » (4). Mimi Parent alluma alors un feu dans une coupe métallique noire se trouvant à ses pieds et y plaça le fer à poignée phallique. Jusqu'à cet instant, tout s’était déroulé sur un rythme lent ; mais voici que Jean, brusquement, arracha l’étoile rouge – portant l’aigle à deux têtes -  qui couvrait l’emplacement de son cœur (seule partie non maquillée), et, saisissant le fer, s’imprima en cet endroit, au troisième degré, le nom de l’homme le plus libre que la terre ait porté, en hurlant  SADE à pleins poumons. Puis, se tournant vers l’assistance, il lança un défi : « Pour qui le fer à conviction ? », avant de disparaître par une petite porte menant aux appartements, et avoir remis le fer au feu. Matta, très exalté par ce qu’il venait de voir, ouvrit sa chemise, prit le fer et le posa sur sa peau. Il y eut quelques mouvements de foule, silencieusement, la cérémonie était terminée. Mais plus personne n’était le même.
     Cela donne chez toi : « Benoît se transforme en Simon, mystique et apostat. Il campe comme le stylite de la lévitation. Et son phallus suit le rythme et le rut du texte que lui lit amoureusement sa bien-aimée. Texte de Sade. Obviously (…) Aux moments où la lecture devient le plus excitante le phallus en bois se dresse en érection (…) Benoît dirige les va-et-vient altiers de son faux phallus et de son vrai désir (…) Puis Benoît s’approche de la cheminée ( !). Il saisit son fer à marquer les bêtes à cornes (…) il se marque au fer rouge (…) Le peintre Matta, ému, se précipite. Il prend le fer des mains de Benoît. D’un moulinet, il s’applique la même marque sur sa chair. » Etc. On voit le niveau : le confusionnisme règne en maître dans ton esprit, Fernando, mais nous le savions déjà, bien sûr !  Et je n’insiste pas sur la vulgarité de ton. Voilà où mène l’arrogance des aigris !
     J’ai tenu à rappeler plus haut l’importance considérable de cet événement dans la trajectoire du surréalisme, « en amont comme en aval ». En amont, parce que la violence de l’engagement physique osée  par Jean Benoît au cours de cette cérémonie, opérait un dépassement historique des grands scandales – nécessaires - qui marquèrent le Mouvement en ses débuts, l’intensité du geste et les risques encourus entraînant une vraie subversion de l’être. En aval, parce qu’il « dévoilait, sous l’égide de Sade, ce qu’à partir des années cinquante les avant-gardes successives semblent avoir eu pour fin d’occulter, sinon de nier : à savoir cette interdépendance des idées et des corps dont Sade, le premier, n’aura cessé de témoigner », comme le souligne Annie Le Brun dans le texte indiqué en note. Il est clair,  Fernando que, par comparaison, tes « happenings » des années 60, comme ceux de Jean-Jacques Lebel d’ailleurs, relevaient  davantage d’une sorte de « bizutage » façon « grandes écoles » que de la « quête éperdue d’une autre beauté », pour citer à nouveau Annie Le Brun, autre beauté se plaçant d’emblée au-delà de toute volonté purement esthétique, cela va de soi.
     Souhaitons que ton imposture ne serve pas, à l’avenir, de référence à ces « intrépides » chercheurs universitaires qui aiment tant disséquer le surréalisme jusqu’à en faire de la charpie ! Ce mensonge sera ton déshonneur, Arrabal. Puisse-t-il disparaître avec toi…

                                                                     *

(1)  Cf.  l’admirable texte d’Annie Le Brun, Eclipse de liberté (Q.L. n° 1023)
(2)  Texte repris dans Une révolution du regard, Alain Jouffroy, Gallimard,  1964
(3)   Edité d’abord sous forme de « tract », en 80 exemplaires numérotés, cette affabulation désolante fut aussitôt l’objet d’une édition de « luxe », sous forme de plaquette tirée à vingt et un exemplaires, par les éditions « Le Renard pâle ». A détruire immédiatement…
(4)  extrait des Notes concernant l’exécution du testament de Sade, Jean Benoît, catalogue de la VIIIème Exposition  internationale du surréalisme, Galerie Daniel Cordier, décembre 1959.