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Jorge Camacho

jeudi 5 mai 2011.
 



Camacho, archer de l’invisible



 

Camacho préfère aux études de droit les chemins de l’image, qui le conduisent de Cuba au Mexique. Aux œuvres des muralistes (Rivera, Orozco, Siqueiros) il préfère la peinture de Tamayo ou celle de Cuevas, mais sa rencontre avec les Précolombiens, leurs mythes et leur art est déterminante.  En témoigne son exposition à son retour à la Havane (1954). Il découvre alors la peinture de Wifredo Lam puis celle de Miró. Il profite d’une exposition aux États-Unis pour faire un voyage chez les Hopis et les Zunis. Les correspondances entre l’homme et le cosmos, les rituels et pratiques magiques le mettent en écart absolu avec le monde prosaïque que son humour cible. Viennent d’autres chamans : Tanguy, Chirico ou Klee.

À Paris, où il arrive en 1959, son ami Cardenas lui fait rencontrer Raymond Cordier, qui l’expose, et une belle étudiante espagnole, Margarita, qu’il épouse. À l’occasion d’une exposition des œuvres de Toyen, en 1961, il rencontre André Breton, qui préface son exposition de 1964 « Brousse au-devant de Camacho », toiles venues de sa rencontre avec Sade, la précédente « l’Immaculée Conception des papes », étant liée à Panizza et la suivante « Histoire de l’œil » à Bataille. Viendront ensuite Duprey, Roussel. Eros et Thanatos sont désormais conjoints par un Hermès psychopompe fumant cigare…

Sa peinture d’alors est une bouche d’ombre, matière noire dense où palpite l’énigme, hantise et rire monstrueux face au gouffre. Il prend place d’emblée parmi ceux en qui Breton voit les nouvelles promesses du surréalisme. Jean Benoît, Mimi Parent, Joyce Mansour deviennent ses complices et ceux de Margarita. Homme d’amitié, à l’extrême délicatesse, il a l’amour des mots qui se mêlent et forment d’autres figures. Homme du trait, du dessin, de la métamorphose, il n’est pas dans le syncrétisme mais dans l’élucidation. En 1965 a lieu la 11e exposition internationale du surréalisme « L’Écart absolu », à laquelle il œuvre et dans laquelle il expose. Il écrit même un synopsis de film avec Michel Zimbacca, mais celui-ci ne sera pas réalisé. En 1967, Vincent Bounoure et lui publient Talismans.

Contrairement à Breton, qui a refusé une invitation en 1965, il croit en la révolution cubaine, et s’en retourne à Cuba avec un certain nombre d’intellectuels français invités, en 1967, par Wifredo Lam, Carlos Franqui, et le régime de Castro. Margarita et lui y restent plusieurs mois. Ils rencontrent Reinaldo Arenas et commencent à comprendre que ce qui se passe n’est pas exactement ce qu’ils croyaient, mais qu’il s’agit d’une féroce dictature. D’autres surréalistes qui ont fait le voyage de 1967 n’auront pas compris alors la nature du régime castriste. Quand Arenas, écrivain et homosexuel (comme José Lezama Lima, dont la poésie sera condamnée par le régime castriste), est emprisonné, persécuté par le régime cubain, Margarita et Jorge vont devenir ses plus fidèles soutiens et permettre la publication de ses textes, et sa sortie de l’île-prison, en 1980.

En 1968, Jorge Camacho est à Prague pour « Le Principe de plaisir » et, homme de silence et d’humour, Ocamach, auteur de l’Arbre acide, y rencontre avec un immense plaisir les surréalistes tchèques, partageant avec eux l’humour d’Hermès comme celui de Sade. Quand le groupe parisien implose en 1969, il choisit de participer à l’aventure du Bulletin de liaison surréaliste, puis peu à peu il s’écarte des activités collectives. Pourtant, quand il est sollicité, Camacho répond toujours présent car, amicalement, il reste fidèle.
En 1968, son intérêt pour l’alchimie, porte battante de la liberté, se fait déterminant. Ses complices ont pour nom : Bernard Roger (qui préface l’exposition de 1969 « Le Ton haut »), René Alleau (qui préface celle sur « la Danse de la mort », en 1976) et Eugène Canseliet (qui introduit l’ouvrage Héraldique alchimique nouvelle réalisé avec Alain Gruger en 1978). En témoignent également :  Le Hibou philosophe (1991), Typus mundi (1997), un ouvrage du XVIIe siècle qu’il commente avec Bernard Roger, avec lequel il écrit la Cathédrale de Séville, Bestiaire hermétique (2001). En 1986, il participe à la XLIIe exposition internationale d’art à Venise, organisée par Arturo Schwarz et ayant pour thème «Art et Science. Art et Alchimie».


S’il a très tôt très tôt enfourché la cabale alchimique dans un méthodique déchiffrement, le miroir que nature lui tend lui propose de multiples expéditions en terra incognita : Guyane, Venezuela ou Mauritanie pour les oiseaux, Sahara, ou Andalousie aux bois calcinés, nuits de jazz ou de flamenco. Chaque œuvre est un voyage initiatique au cœur de celui qui la regarde et que le peintre lui tend comme un miroir, une guitare lunaire ou un taureau solaire. Décharnés voluptueux, ses paysages deviennent au fil des ans de plus en plus lumineux, ses photos donnent à voir nos déserts intérieurs, nos exils et nos migrations, nos métamorphoses.
Cruces de Doñana est son premier livre de photos, publié en 1994, mais il a plusieurs fois déjà exposé celles-ci. « Oiseaux » en 1995, « Bois des sables » en 2003 nous donnent encore à voir ces croisements de l’épine et de la sève, de la croix et de la rose, du sable de la mémoire et des ailes de l’eau, lointain intérieur et poteau d’angle eût dit son ami Henri Michaux.

Fils de lumière, ruisseaux coulant, traversant, ressurgissant des corps, squelettes démembrés, la mort saisit le vif, mais la vie est au cœur de l’os.  La huitième clé de Basile Valentin nous propose l’image d’un squelette au bord d’une fosse d’où sort un homme jeune, d’un semeur de grain que les oiseaux picorent et d’un ange annonceur, sonneur de trompe animant le mercure, tandis que deux arbalétriers visent une cible. « Cibles » est le titre d’une exposition, dédiée à Toyen, en écho à «Tir », que Camacho propose en 1993. Il a découvert la tradition des cibles peintes à Prague en 1968. Dans la forêt de nos désirs il nous convient de calmer l’agitation pour viser juste et bien tendre son arc pour atteindre le centre mouvant, le cœur de l’homme. L’une des toiles a pour titre « La Force », vertu cardinale. Dans un paysage désertique se noue ou se dénoue le fil de l’œil du dedans tandis que sur une autre « Diana », la chasseresse et l’homme archer nous montrent le cœur de la cruauté. L’arbre que traverse la cible est celui où l’oiseau-mère a pondu et couvé ses œufs d’où sortiront les chamans. Arbre nombril, pilier du monde que l’œil intérieur renvoie à l’œil extérieur. « C’est le regardeur qui fait le tableau » disait Duchamp. Et Jorge Camacho nous donne à chaque fois rendez-vous avec le mercure philosophique, et nous fait voir, obturateur ouvert, obturateur fermé, couché sur le sable mémoriel et que saisit à son tour une photographie de Torgia.

« Saeta » veut dire flèche. C’est un chant populaire que l’on peut entendre le vendredi de la Passion – ainsi alors que j’écris ces lignes –, en Andalousie, où il résidait la moitié de l’année. Que le chant monte et que la pluie vienne ou que la rosée donne, la saeta est lancée comme Camacho traçait ce qui deviendrait chant de couleurs montant du noir.

« La lucidité est la blessure la plus proche du soleil », écrit René Char. Migration des symboles, des quêtes, du chaman à l’alchimiste et au poète, jusqu’à la source où le taureau solaire aux cornes de lune chante le triomphe hermétique. Jorge Camacho s’en était venu en cristal du Capricorne de l’an1934, il s’en est allé à l’entrée des rosées, au printemps de 2011.

Paris, le vendredi 22 avril 2011

texte à paraître dans la revue Analogon, Prague