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Le dé du là n°1

L’histoire sans tain

groupe de Paris du mouvement surréaliste
vendredi 2 avril 2004.
 

Si les réfugiés politiques italiens du mouvement des années 1970 ont reçu la possibilité de vivre librement en France sous les divers gouvernements de la présidence Mitterrand puis sous le premier septennat de Jacques Chirac, ce n’est certes pas, on s’en doute, parce que ces gouvernements sympathisaient en quelque manière avec lesdits réfugiés. C’est simplement, faut-il le rappeler, parce que les conditions de l’exercice du droit et de la justice en Italie étaient celles d’un état d’exception permanent incompatible avec les règles du droit public encore en vigueur en France à l’époque : loi sur les repentis, loi Reale de détention préventive portée jusqu’à dix ans, etc.

Or que se passe-t-il aujourd’hui ?

Au moment où l’État français incarcère Cesare Battisti en vue de l’extrader, l’État italien remet en liberté les exécutants de l’attentat de la Piazza Fontana, commandité par des groupes d’extrême droite, comme la justice italienne elle-même a fini après de longues années par le reconnaître.
Dans le même temps, on assiste à un véritable révisionnisme historique, qui se déverse dans les colonnes de la presse italienne puis dans certaines tribunes françaises, selon lequel Cesare Battisti et d’autres militants auraient été jugés dans les conditions normales de l’exercice de la justice. Les auteurs de ces papiers, venus souvent de la gauche, remettent en cause le bien-fondé du refus précédemment signifié par l’État français de procéder aux extraditions au nom des prétendues garanties actuelles données par la justice italienne. Or les lois d’exception sont toujours en vigueur en Italie, et les jugements rendus dans le cadre de ces lois ne sont aucunement révisés. Plus encore, ces gens nient outrageusement qu’il y ait eu une quelconque situation révolutionnaire en Italie dans les dix années qui suivirent mai 1968 alors que, précisément, se développait dans ce pays, à travers grèves sauvages, occupations d’usines, émeutes et autoréductions, le mouvement ouvrier extraparlementaire et extrasyndical le plus radical d’Europe. C’est de ce cauchemar, qui a hanté aussi bien les nuits de la bourgeoisie italienne que celles de la bureaucratie du parti stalinien, que la classe politique italienne actuelle, communiant de Berlusconi à Massimo d’Alema dans une même abjection, cherche à se venger, alors que, dans toutes les autres situations historiques du même type, les États procédaient jusqu’ici à des amnisties.

Il est trop simple de croire que la crise présente soit le seul fruit de tel ou tel chef de gouvernement. Le pantin médiatique Berlusconi n’est que la version farcesque adaptée à la domination médiatique moderne de l’inoxydable capo mafioso Andreotti qui a gouverné l’Italie en orchestrant la stratégie de la tension, conçue dans le projet Gladio de lutte contre la subversion sociale durant la période que les journalistes ont appelée depuis lors « les années de plomb ». Aussi, pour rendre compte de la situation actuelle, le paradigme d’une fascisation rampante est-il en la matière inopérant, tant en France qu’en Italie. Bien loin d’assister à une quelconque fascisation locale de l’État italien, on voit aujourd’hui se mettre en place au niveau européen un contrôle policier généralisé de la société, qui puise ses racines dans la tradition de l’état d’exception, lequel, comme l’a récemment démontré Giorgio Agamben, est historiquement propre aux démocraties et en signe l’aporie constitutive. Un tel état d’exception généralisé, qui devient la règle, n’a pas besoin, comme dans le fascisme, de suspendre la liberté de la presse ni les partis politiques. Sous sa forme latente, il se contente de mettre en fiches toute une population déjà conditionnée à la collaboration par le matraquage médiatique, dans le but de gérer les conséquences inévitables des dysfonctionnements prévisibles du système avant qu’il ne doive s’exercer sous forme manifeste. Dans l’intervalle, on traitera « chirurgicalement » par des mesures toujours plus policières, les situations et les éléments qui perturbent la bonne marche des affaires. Cesare Battisti, après Paolo Persichetti, sert de cobaye à la mise au point de ce traitement chirurgical. C’est à de telles expériences qu’il faut mettre fin dès aujourd’hui.