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"La Révolution surréaliste", lettre ouverte à Télérama

dimanche 8 décembre 2002.
 

à l’attention de Mme Catherine Firmin-Didot
et de Monsieur Bernard Mérigaud

Voilà déjà plusieurs semaines que je m’étais décidé à vous écrire, suite à la lecture du hors série de Télérama intitulé « La Révolution surréalistele » afin de vous faire part de l’indignation, de la stupeur et de la colère que j’avais pu ressentir en en feuilletant les pages. Et puis la colère était quelque peu retombée, même si le dégoût persistait. Tout ce qui me hérissait au plus haut point dans cette publication me parut tellement attendu, tellement prévisible, tellement vain, tellement dans "l’air du temps", si caractéristique de l’indigence, de la misère morale et intellectuelle qui caractérisent si souvent notre époque, que je ne trouvais même plus là des raisons à indignation, à peine de quoi m’agacer. Et puis le temps a passé, et une autre urgence autrement importante, cette fois-ci dictée par l’actualité la plus néfaste, la plus nauséeuse, est venue remettre mon courrier au rang des nécessités secondaires.

Si aujourd’hui je me décide pourtant à vous envoyer ce courrier c’est que je suis persuadé que ce sont justement cette fatigue et cette lassitude morale qui constituent aujourd’hui les meilleurs alliés des idées les plus intolérables, et que c’est de ne pas assez souvent nous révolter que nous laissons s’installer l’horreur au quotidien.

Je retrouve donc ma colère pour vous signifier à quel point les mensonges et les insultes à peine couvertes qui parsèment, de ci de là, votre numéro hors série me paraissent inacceptables et semblent relever de la diffamation. En effet, sous des atours bien léchés, votre revue s’évertue à colporter plusieurs propos insultants ; les plus incroyables étant ceux qu’on peut lire dans l’article du nommé Pierre Sterckx, un parfait exemple d’ignominie. Ainsi cet individu se permet péremptoirement, avec la plus grande désinvolture, et faisant preuve du courage de ceux qui ne se sentent en rien responsables de ce qu’ils avancent, de traiter les surréalistes de misogynes, d’homophobes et d’antisémites - et en quels termes : "les surréalistes haïssent l’homosexuel, le juif... " ! Le choix des mots ici n’est pas neutre et dire l’homosexuel, le juif renvoie aux pires souvenirs. Devant tant de bassesse on s’étonne même que l’auteur n’ait pas continué sa litanie haineuse et qu’il n’ait pas par dessus le marché décidé que les surréalistes "haïssaient le nègre" ; voire pour être au goût du jour "le sidaïque".

Sans doute l’auteur pense-t-il que les surréalistes sont aujourd’hui tous bel et bien morts ou en passe de le devenir et que personne n’ira lui chercher querelle pour de tels propos, mais c’est assez mal calculé. Les surréalistes ne seraient plus actifs aujourd’hui (ce qui est bien loin d’être le cas) qu’il resterait sans doute des individus suffisamment heurtés par de telles allégations pour venir demander des comptes à leur auteur. Que monsieur Sterckx ne goûte pas le surréalisme, c’est son droit, et je n’irai certainement pas essayer de le faire changer d’avis, mais qu’il se permette ainsi de salir un groupe d’individus dont nombre d’entre eux eurent à subir les persécutions et les brimades des régimes fascistes et antisémites, (en grande partie à cause de leurs origines juives), ou qui s’engagèrent directement et physiquement dans la lutte antifasciste et dans la résistance armée, c’est là plus qu’il n’en faut pour que ce monsieur puisse se sentir à l’abri d’une riposte.

Faut-il donc rappeler à cet homme qui semble ne reculer devant aucun mensonge, aucune omission dans sa volonté de diffamation systématique du surréalisme :

1. - Qu’il y eut dans le groupe surréaliste, et dans l’entourage direct de celui-ci, de nombreux individus dont l’homosexualité était clairement vécue et revendiquée (je pense bien sûr à René Crevel, mais également à Claude Cahun, à Pierre Molinier, à Robert Benayoun...)

-  Que la légende partout colportée de l’homophobie générale des surréalistes tient à une phrase d’une personne (en l’occurrence André Breton), lors des enquêtes sur la sexualité. Que ces propos s’insèrent dans un contexte bien précis, celui d’une mise à nu, parfois impudique, souvent douloureuse, des pratiques et des idées sur la sexualité des différents participants ; que ces échanges se firent dans un climat tendu duquel n’était pas exclue, loin de là, la provocation (il n’y a qu’à lire les réponses de Prévert, de Péret de Queneau ou d’Unik pour s’en convaincre).
- 
Que la formulation réelle de ces propos a été et est encore systématiquement tronquée, afin de n’en retenir que ce qui fait scandale : J’accuse les pédérastes de proposer à la tolérance humaine un déficit mental et moral qui tend à s’ériger en système et à paralyser toutes les entreprises que je respecte.... , et de soigneusement gommer ce qui pourrait amoindrir une telle déclaration : Je fais des exceptions, dont une hors ligne en faveur de Sade et une (...) en faveur de Lorrain (...) Tout est permis par définition à un homme comme le marquis de Sade, pour qui la liberté des moeurs a été une question de vie ou de mort. En ce qui concerne Jean Lorrain, je suis sensible à l’audace remarquable pour défendre ce qui était de sa part, une véritable conviction. (André Breton in Recherches sur la sexualité, Archives du surréalisme n°4, Gallimard 1990, pp. 39-40).

- Que ces propos, s’ils sont difficilement acceptables, traduisent de la part d’André Breton un rejet d’une certaine homosexualité "mondaine" (et ici est sans doute particulièrement visé Cocteau) à laquelle il oppose un état profond, et sincère (celui de Sade et de Follain mais aussi de Crevel ou d’autres) et n’expriment pas tant un rejet des homosexuels que d’un certain monde, celui des boîtes, des milieux à la mode, vides et superficiels. (Il serait ainsi tout aussi ridicule d’accuser Robert Desnos de haïr les drogués lorsque dans son ouvrage Le vin est tiré il décrit avec mépris et recul, et parfois violence tout le milieu mondain et confiné des opiomanes de la belle société.)

- Que la déclaration de Breton, à l’instant même où elle fut prononcée entraîna de vives protestations et contradictions de la part d’autres surréalistes (Aragon, Unik, Prévert, Naville entre autres...).

Vouloir faire des surréalistes en leur ensemble des homophobes est donc mensonger et insultant pour les quelques surréalistes qui furent homosexuels et pour tous ceux, très nombreux, qui sans l’être prirent leur défense face aux jugements moraux réactionnaires alors incarnés par l’Eglise, par la morale bourgeoise, et par tous les régimes totalitaires.

2. Que l’accusation de haïr les juifs est une diffamation ignoble qui à elle seule mériterait une correction bien méritée et qui fait qu’en tant que surréaliste je me sens personnellement provoqué, insulté et sali par une telle assertion.

3. Faut-il donc rappeler que de très nombreux surréalistes étaient juifs et que certains d’entre eux le payèrent de leur vie ?

Ainsi Jindřich Heisler, jeune surréaliste tchèque qui rejoignit le groupe de Prague en 1939, lors de la terrible période du protectorat de Bohême-Moravie et qui dut rester caché durant cinq années dans le minuscule atelier de la peintre Toyen après avoir échappé de justesse à la déportation.

Ainsi aussi, Edita Hirschova dite Tita, membre de La Main à Plume, groupe surréaliste clandestin dans le Paris occupé par les troupe nazies, qui n’eut pas la chance d’Heisler et fut déportée en juin 42, lors de la rafle du Vel’ d’Hiv et mourut à son arrivée à Auschwitz. Ce fut également le cas de H. Schoenhoff, lui aussi membre de la Main à Plume, qui fut déporté en tant que juif et citoyen allemand dès l’entrée des troupes nazies dans la capitale française.

Ainsi un très grand nombre de surréalistes roumains (dont Paul Paun Zaharia qui partit vivre la fin de sa vie en Israël afin d’échapper aux persécutions antisémites commises cette fois-ci par le régime communiste)

Ainsi aussi de nombreux surréalistes français (dont Georges Goldfayn, Robert Benayoun qui avait déjà la "tare" d’être homosexuel et qui pourtant passa de nombreuses années dans le groupe surréaliste, ou Michaël Löwy qui a longuement écrit sur les mouvements juifs libertaires).

Faut-il encore rappeler l’engagement sans faille de tous les surréalistes contre la montée des idées fascistes, xénophobes, antisémites et racistes, engagement qui se traduisit par des textes (ainsi par la création de Contre-Attaque et de la Fiari, pour contrer la montée des Ligues Fascistes en France) mais aussi les armes à la main (dès la guerre d’Espagne pour Benjamin Péret).

Le tribut que dut payer le groupe surréaliste clandestin La Main à Plume serait d’ailleurs à lui seul un camouflet à l’infâme article de monsieur Sterckx : Jean-Pierre Mulotte, quinze ans, fusillé en juin 1944 sur le Pont d’Austerlitz. Marc Menegoz, dix-sept ans, Robert Rius et Jean Simonpoli, qui avaient rejoint en juin 1944 un maquis en forêt de Fontainebleau, tous les trois fusillés le 21 juillet. Jean Claude Diamant Berger parti rejoindre les Force Françaises Libres et qui fut tué le 8 juillet 1944, lors des combats autour de la ville de Caen. Ce fut encore le cas de Robert Desnos, arrêté et déporté pour faits de résistance et qui mourut du typhus au camp de Terezin.

La petite phrase de cet "historien d’art" en mal d’esbroufe et de spectaculaire est une insulte à la mémoire de toutes ces femmes et de ces hommes ainsi qu’envers tous ceux qui partagèrent leurs luttes.

On pourrait bien sûr multiplier à l’envi les exemples des engagements des groupes et des individus surréalistes sur le terrain de la lutte contre la xénophobie et l’antisémitisme (les derniers en date seraient l’engagement du groupe de Paris du Mouvement Surréaliste -hé oui il y a encore des surréalistes actifs en France- auprès des collectifs des Sans Papiers ou de Ras le Front, leur appel à la désobéissance civile après la promulgation des lois Pasqua et Toubon...). On pourrait aussi mettre au défi Monsieur Sterckx de citer un seul propos antisémite de la part des surréalistes, mais à quoi bon. La mauvaise foi et le mensonge éhonté sont si évidents dans l’article du bonhomme qu’on ne s’attend même pas à ce qu’il essaie d’étayer son propos. Il suffit de faire une déclaration choc, n’est-ce pas, on ne demande plus aux écrivaillons de prouver, il leur suffit de faire sensation.

Que vous vous fassiez les colporteurs bienveillants de tels propos démontre par contre de votre part une totale absence de tenue intellectuelle. Que vous laissiez se divulguer dans une publication à grand tirage, ce genre d’insulte grave et non fondée vous rend complices de leur auteur. C’est ici une chose que je ne peux laisser passer, surtout dans le climat délétère et empoisonné de ces derniers temps, où les propos et les pensées homophobes et antisémites -les vraies- ne se cachent plus pour répandre partout leur venin.

Lors des manifestations de ces derniers jours, j’ai souvent croisé des surréalistes ou d’anciens surréalistes. Que devaient-ils penser des propos infamants de Monsieur Sterckx et de ceux guère plus reluisants qui vous font dire que la continuité de l’esprit surréaliste doit se chercher dans les propos imbéciles de Marguerite Duras (elle qui fut longtemps conspuée par les surréalistes) sur l’affaire Villemin. Faut-il encore rappeler que les engagements des surréalistes auprès de Violette Nozières, de Germaine Berton, furent -au même titre que les autres déclarations et tracts- des engagements moraux, des prises de positions éthiques. Que saluer le geste de Germaine Berton, assassine d’un fasciste notoire n’a rien à faire avec les propos vaseux et spectaculaires d’une Marguerite Duras sur un sordide fait divers. Non, les surréalistes n’ont jamais acclamé le "meurtre pour le meurtre", "l’assassinat gratuit", contrairement à ce que semble fielleusement insinuer le sieur Sterckx en proclamant que le geste surréaliste idéal (c’est moi qui souligne) serait de descendre dans la rue et tirer dans la foule au hasard. Il ne s’agit d’ailleurs nullement de l’acte surréaliste "idéal" mais de l’acte surréaliste "le plus simple" c’est à dire le plus viscéral, le plus primitif, le moins pensé, la réaction première et donc à dépasser, qui fonde la révolte surréaliste. Monsieur Sterckx se garde bien également de citer les propos de Breton lors d’une interview de La Gazette des lettres, en 1948, dans laquelle il revient sur cette phrase Je ne me défends pas d’être passé, au cours de ma vie, par des vertiges (...) Tant pis pour l’expression paroxystique qu’ils ont pu prendre. L’important à mes yeux est que j’ai toujours tenté de me faire entendre même dans le noir et de rendre un compte fidèle de mes quelques variations dans la durée (...) Ceux qui prétendent que j’aurai salué la bombe atomique en 1925 sont trop butés pour saisir l’importance de ces données, ou sont plus probablement des misérables.

Il est vrai que citer cette mise au point risquait de dévoiler la véritable nature de Monsieur Sterckx ! Allons donc ce ne sont que des imbéciles ou des hypocrites que ceux qui font mine de s’offusquer d’une révolte poétique et qui, dans le même temps, se plaisent à condamner sont manque d’efficacité pratique. La révolte surréaliste est avant tout une révolte morale, une révolte de l’esprit et à ce compte il serait tout aussi ridicule de condamner Sade pour les perversions sadiques, ou Lautréamont pour les horreurs commises par quelques détraqués. Les appels à la violence de ces auteurs sont avant tout des appels à un sursaut de l’esprit et de l’imagination contre une société où l’horreur prend les formes, les plus policées, les plus banales et les plus sociales.

Mais nous voilà rendus bien loin des montages "artistiques" et des considérations "post-modernes" qui émaillent votre numéro spécial , nous voilà de nouveau plongés dans le grand abîme noir, dans cet "infracassable noyau de nuit" qui anima, anime toujours, et animera encore longtemps la quête surréaliste.

Je ne sais si ces propos dans toute leur outrance (et j’ai de multiples raisons de me sentir outré) auront un quelconque poids dans les partis pris qui vous animent, mais il était de ma conscience de vous les dire.

En restant à votre écoute.

Bertrand Schmitt