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Surréalisme au Portugal

Antonio José Forte

Insurgé par excellence
jeudi 21 juin 2007.
 

Certains considèrent que le besoin humain de se créer des mythes est dangereux. Dangereux parce qu’il ouvrirait la porte à une histoire faussée par les désirs, par l’irrationnel voire par la partie la plus obscure, la plus réactionnaire de soi ouvrant la porte à tous les dangers fascistoïdes. Pauvres hommes, pauvres amis, vous qui faites si peu confiance aux rêves et leur préférez les données de la rationalité, vous arrive-t-il parfois de pratiquer l’écart avec vous-même, un peu, au moins un peu. Me direz-vous que vous ne vous êtes jamais ému de deux cerises en pendant d’oreille, d’une étoffe noire flottant au vent, que vous n’avez jamais fait que noter avec précision les actions de Bakounine ou des anarchistes en Espagne, que jamais au grand jamais vous n’avez senti monter en vous une larme de bonheur en évoquant la geste des anciens en la sentant si proche de vous, si contemporaine, en vous sentant tellement au loin des derniers soubresauts de l’actualité ? Vous faites ce qui est nécessaire, vital : vous désobéissez, résistez, agissez dans l’ombre ou dans la rue, dénoncez les dernières guignolades de l’infâme en sachant qu’elles sont quotidiennement mortelles mais au plus profond de vous vibre un son inaudible, qui parfois se fait cri, chant, poème, parfois revient au silence et caresse, dans l’ombre, l’ombre des amis éloignés.

En ces temps, je vais au café Gelo à Lisbonne. Mes compagnons y sont attablés dans la fumée lourde de leur colère, légère de leur rire juvénile alors que la chape de plomb de Salazar pèse le poids de toutes les prisons, de tous les ciboires, de tous les interdits. Ils ont pour nom Herberto Helder, Mario Cesariny, Carlos Eurico Da Costa, Antonio José Forte. Antonio Maria Lisboa a été emporté par la tuberculose, Crusero Seixas s’est exilé, d’autres s’en viennent mais tous sont là. Ce sont les Dissidents, nouveaux Réverbères de l’insoumission. En eux brille le souvenir de Pessoa, de Sá Carneiro uni à celui d’Alfredo Costa et de Bruiça, qui assassinèrent le roi du Portugal et son fils, ouvrant la voie à la démocratie. Après quelques traductions de la magnifique geste poétique de Herberto Helder, c’est au tour d’Alfredo Fernandes et Guy Girard d’ouvrir une autre porte : celle qui nous permet d’entendre la voix de José Antonio Forte.

« La révolution est un moment, le révolutionnaire tous les moments. Il est évident que ce révolutionnaire ne peut être que le poète. Parce que le poète, étant un visionnaire est aussi une vision : tous peuvent voir à travers lui. Voir avec un regard critique, voir librement - en fin de compte l’unique manière de voir. L’expression de cette connaissance peut être la parole écrite, et c’est dans ce sens que la poésie est aussi expression. » (Antonio José Forte, entretien avec Ernesto Sampaio, 1988).

Dans les années 1960, bibliothécaire itinérant, employé à la fondation Gulbenkian, Forte va de village en village prêter des livres. Il découvre le désastre de l’analphabétisme et comment celui-ci permet à la dictature d’assurer sa pérennité en s’appuyant sur l’Église. Un jour, un curé menaça d’excommunication ses ouailles qui venaient d’emprunter des livres et les leur arracha des mains. Effrayés, certains les jetèrent.

À la fin des années 1960 il est à Bruxelles puis à Paris et rêve de créer avec d’autres amis portugais Potlach, revue qui aurait permis la rencontre des idées de l’Internationale situationniste, qu’il venait de découvrir, et du surréalisme. Après tant d’années où le parti communiste portugais avait semblé l’unique possibilité de résistance au salazarisme, Forte découvre l’anarchisme. Mais le manque d’argent l’oblige à rentrer au Portugal. Adieu, revue !

« À cet éblouissement que fut ma découverte du surréalisme a succédé une interprétation moins éblouissante mais plus profonde. Je pense maintenant que la rébellion contre tous les pouvoirs, depuis le pouvoir de l’État, en passant par le pouvoir des partis, jusqu’au pouvoir de distribuer des prix littéraires, ce qui est un des aspects combatifs du surréalisme, qui alors m’enthousiasmait, en est à peine l’aspect le plus visible. Il y en a un autre, caché, mais non moins subversif. Cet aspect où se reflètent tous les désirs de l’homme, de façon libertaire, c’est ce qui constitue la véritable origine de ce chemin sans frontières qu’est le surréalisme, ainsi que l’a déjà affirmé quelqu’un. »

La poésie de Forte est vent de terre, « lave de larmes », lyrisme où l’image jaillit dans une résistance entêtée, zébrée de rage contre les « gros rats de la peur » qui ont fait échouer le mouvement de lutte contre la dictature au lendemain de la guerre et les autres, ceux qui, aujourd’hui encore, nous font les matins blêmes, des galipettes d’art triste et des odes à tous les renoncements. Mais ces poèmes, qui déchirent l’obscurité des jours, sont simplement faits de mots de tous les jours ; Forte ne cherche jamais l’effet, son écriture est ce qui monte de la nécessité intérieure. Le poème est là parce qu’il ne pouvait en être autrement, parce qu’il est souffle d’utopie dans une société de toupies-tambours, souffle épique d’une terrifiante époque, liberté infinie.

Marie-Dominique Massoni

Antonio José Forte, Un couteau entre les dents, dessins d’Aldina, poèmes « changés en français » par Alfredo Fernandes et Guy Girard, édition bilingue, Ab irato, 2007, 240 pp., 16€

Quelques livres de « poèmes changés en français » (selon sa propre expression) de Herberto Helder :
La Cuiller à la bouche, édition la Différence, Paris 1991.
Les Sceaux et autres sceaux, traduction de L. Lourenço et M.-A. Graff, Lettres vives, Paris, 1994.
Le Poème continu, anthologie bilingue, traduction de M et Max Carvalho, Institut Camõens/éditions Chandeigne, Paris, 2002.