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barrière d’enfer

vendredi 18 octobre 2002.
 
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e monde est plus réel que jamais. Un réel absolu et définitif. Un réel qui tente d’empêcher et réprime toute échappée, qui ramène toute perspective à l’horizon des courbes de croissance et des statistiques sécuritaires. Sirènes d’alarme à tous les étages de la vie, contrôle d’identité de masques à masques sans visage, usinage et profilage de fantasmes, aérodynamisme du code génétique, éphémérides zappés au bord du sommeil. Un monde de réalités quantifiées, toujours en accroissement. Maniant tour à tour et parfois en même temps, les ressorts de l’idyllique et du désastreux, il abandonne à un imaginaire « formaté » à sa mesure la tâche de préparer les esprits à d’imminentes catastrophes qui, loin de le terrasser, lui donneront de nouvelles raisons de se perpétuer, en se montrant l’indispensable rempart à une barbarie et à un chaos dont il n’est que le revers sinistre. Terrible désastre que cette réalité s’imposant au détriment de tous les possibles, que cette survie où chaque être abolit sa singularité dans la valeur d’échange. Nul lieu alors, par delà la monotone confusion boursière et policière, pour que s’échangent d’autres voix et d’autres objets de désir, pour que s’imaginent, au risque surtout de tout perdre, d’autres enjeux au fait désolant et splendide de vivre ?

Il s’agit pour nous d’opposer à ce réel moins l’imagination, trop souvent invoquée de façon mécanique, qu’une véritable expérience collective dont la portée onirique reste la part essentielle. Car le rêve est non seulement une aventure concrète qui nous prépare, chaque nuit, à ce que nous allons vivre -sa cristallisation dans le mythe ou l’utopie- mais c’est aujourd’hui la seule part de notre vie où chacun peut faire l’expérience du temps qualitatif.

A la merci de l’ennui imposé en « temps réel », la réalité ; et soudain le regard se fait distrait. Plutôt que cette prison, de quel orage serons-nous les rêveurs et les veilleurs ?

Contre un univers qui produit, sur commande, toujours plus de réalité, c’est-à-dire, plus de spectacle, plus de substituts virtuels, plus de fantasmes objectivés pour mieux désubjectiviser notre imaginaire, plus de soumission ou de terreur religieuses, autrement dit plus de flics, seule l’émancipation de l’imaginaire permet l’émergence de formes de vie en rupture. Formes de vie délibérément et rageusement hors de ce monde, qui prennent leur force dans la non participation, dans la désertion, dans la désobéissance et l’abstention à toutes les insanités auxquelles nous convoquent les institutions, dans le pouvoir de ne pas de Bartleby, la légèreté d’esquive de Plume. Les armes nous sont offertes dans le merveilleux de leur tranchant : humour noir, détournement, mystification, humour objectif ; la poésie dans tous les excès de ses gestes et de ses mots ; le jeu qui ouvre une brèche dans le quotidien et inaugure l’élaboration d’un langage commun, la mise en acte d’une véritable pratique collective, tout à la fois éthique et prise de risques.

L’expérience poétique, la mise en commun du désir et de la pensée, le recours à l’utopie, seuls des moyens enchantés parviendront à réenchanter un monde livré aux calculs les plus sordides. C’est de l’avoir délibérément ignoré qu’une certaine critique radicale a fait faillite. Aujourd’hui, non loin de nous, nous nous reconnaissons dans ces révoltes qui s’affirment contre l’étouffoir de la monochronie : à Seattle, Prague, Göteborg, Gênes, au Chiapas, en Argentine… Ces brefs instants de fête enflammant les contre sommets de leurs heurts les plus sauvages, ces luttes où s’essaie la dialectique du négatif, sont autant d’éclats d’un possible que nous n’aurons jamais fini d’inventer.

Le surréalisme, faut-il encore le rappeler, ne s’est jamais conçu comme une avant-garde mais se vit comme le projet d’une civilisation passionnellement autre.

Le 18 octobre 2002.

Le groupe de Paris du mouvement surréaliste.

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Entre les interrupteurs
Martin Stejskal