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{{Manticore}} juin 2004

à propos de machines

vendredi 3 décembre 2004.
 

Dans une note publiée sur Internet sous le titre "Surréalisme et machines", Pierre Petiot a tenté de plaider en faveur d’une liaison entre le surréalisme et les ordinateurs. Je suis rarement tombé sur un texte si mal conçu et pourtant si révélateur. Si l’on veut une preuve de la fonction de décervelage opérée par les ordinateurs, ce texte en constitue assurément une. Il est difficile de croire que quelqu’un puisse faire un tel exposé tout en soutenant qu’il le fait d’un point de vue surréaliste.

Petiot affirme l’existence d’une affinité entre les machines et le surréalisme, mais il devrait savoir que, dès l’origine, les surréalistes, poursuivant en cela la trajectoire dessinée par Dada, tout intéressés qu’ils furent par les machines, étaient déterminés à réduire leur fonctionnalité. Or l’ordinateur est la machine de la fonctionnalité par excellence ; en effet, il transforme toute chose en une forme dans laquelle elle peut être définie par sa fonction. A ce titre l’ordinateur est, en son essence, assurément anti-surréaliste. En outre, à la différence des autres machines, la technologie informatique immunise sans doute contre le genre de subversion que les Dadaïstes et les surréalistes ont mise en œuvre pour porter atteinte aux « merveilles » de l’ère technologique.

Il ne s’agit cependant pas de rejeter totalement les ordinateurs. Les surréalistes, comme tout un chacun, se servent de ce qu’ils jugent utile. Les ordinateurs peuvent s’avérer aussi agréables que pénibles, ils ouvrent de nouvelles possibilités au moment même où ils en ferment d’autres. C’est la nature même du développement technologique et il serait ridicule de le nier. Pourtant, et cela devrait être évident aux yeux de quiconque est lié au surréalisme, l’essor des ordinateurs, comme pour toute technologie, contribue principalement à l’essor de la société dominante, la société capitaliste. Dans ce mouvement, l’ordinateur peut certes être utilisé contre cette société, avec des résultats différents de ce que pourraient en attendre ceux qui le promeuvent, il peut se retourner contre ses créateurs, comme le monstre de Frankenstein, et même les détruire. Si toutefois il devait en être ainsi, il se détruirait lui-même, car les paramètres de son existence sont déterminés par ses créateurs. Comme toute technologie, les ordinateurs peuvent aider à la créativité, mais seulement si l’on les accepte comme le « lamentable expédient » qu’ils représentent.

Certes il existe des évolutions technologiques -photographie, cinéma - d’une envergure qualitative telle qu’elles puissent servir les exigences de l’esprit, et recevoir de ce fait une application surréaliste. C’est là cependant quelque chose de marginal qui se matérialise à travers le fait que ces médias ne sont pas contraints par les conditions qui déterminèrent leur création et en dépit de leurs apparentes limitations formelles. Il est difficile toutefois de voir comment ce pourrait être le cas avec les ordinateurs qui n’ont pas, pour autant que je sache, une telle envergure : ils sont par essence limités à certaines applications. En fait, plus peut-être que toute autre technologie, leur développement a été strictement contrôlé et réglé par les besoins du capital pour l’expansion de la collecte et de la transmission de l’information (il ne faut pas oublier que le développement de l’informatique a été stimulé par les objectifs politiques et militaires de la guerre froide). À cet égard, les ordinateurs apparaissent comme bien plus étroitement connectés aux systèmes de contrôle capitaliste que les chemins de fer, l’éclairage électrique ou les automobiles. Certes ces remarques peuvent être sujettes à discussion. Mais les propositions avancées par Petiot ne sont vraiment pas convaincantes.

Voyons ce qui sert de base au discours de Petiot. Pour lui, les ordinateurs impliquent un « moment unique par lequel l’esprit s’ouvre à une altérité radicale ». Je voudrais savoir comment cela se produit. L’ordinateur est un produit de l’esprit humain, ou plutôt le produit d’un certain type d’esprit humain. En tant que tel, il est, et sans doute ne peut qu’être, sujet aux limites de ce type d’esprit. Mais il n’est pas simplement question des limites de l’esprit humain. L’ordinateur est une machine et est donc sujet à ses propres limites machiniques. Par conséquent l’ordinateur est le résultat d’une négociation débouchant sur la production de quelque chose qui se trouve à mi-chemin entre les aspirations de certains esprits limités et les limitations des machines, tout cela se présentant bien sûr dans une perspective humaine : car les machines elles-mêmes ne prennent aucune part dans ce processus. Cependant une limite supplémentaire est posée par le fait que toute recherche dans cette production a besoin d’être financée, et ce financement lui impose des modalités spécifiques concernant de possibles découvertes. Cela devrait être évident pour l’esprit le plus obtus, et Petiot en est d’ailleurs plus ou moins conscient. Peut-être est-ce même ce qu’il veut dire quand il parle d’une ouverture à une « altérité radicale » - je suppose, du moins, que l’on pourrait dire que devoir s’engager avec les limitations des machines est une forme d’engagement avec l’altérité, mais seulement si c’était là le but de cette activité, ce qui n’est pas du tout le cas. Tout ce qui stimule la recherche informatique est d’obtenir des machines pour faire ce que leur ordonnent des êtres humains. Dans la mesure où existe un engagement avec leur altérité, celui-ci ne consiste qu’à briser leur résistance et à les soumettre à la volonté humaine. En cela fabriquer des ordinateurs a quelque chose à voir avec le fait de donner des ordres.

En outre, comme Petiot le note avec raison, les ordinateurs ont "leurs racines dans le langage … une machine n’a jamais été si manifestement faite de langage que l’ordinateur". Actuellement nous n’avons plus besoin d’un Lacan ou d’un Wittgenstein pour nous montrer à quel point le langage limite les possibilités de l’esprit. Cependant Petiot voudrait nous faire croire qu’un instrument qui a ses racines dans le langage peut être utilisé comme un oracle ! Vraiment ? Un oracle, faut-il le rappeler, n’est-il pas fondé dans le langage, mais dans une révélation, qui vient d’ailleurs. S’il peut se laisser enfermer dans le langage, ce ne saurait être un oracle, mais seulement un tour de passe-passe - un acte de charlatanisme - qui prend une forme oraculaire. Petiot semble complètement saisi par ce charlatanisme. Le fonctionnement de tout le système informatique, comme il le dit, est fondé sur une structure binaire rigide. Ce qu’il ne dit pas, c’est que cette structure binaire est à son tour fondée sur les schémas dualistes qui ont été la base de la pensée occidentale depuis des siècles. Elle est complètement différente de la structure du Yi King, lequel, en accord avec la philosophie taoïste, n’est pas basé sur des oppositions binaires, mais sur une complémentarité d’opposés, quelque chose que la structuration réellement binaire des ordinateurs rend impossible.

Petiot semble même souligner les limitations que les ordinateurs imposent à l’imagination en insistant sur le fait qu’il faut bien accepter « les étranges règles du jeu » afin qu’ « une sorte de dynamique du rêve se déploie et s’établisse, quelque chose comme un double flux ». C’est précisément le grand danger que la technologie informatique - ou plus précisément son acceptation sans critique - apporte avec elle, en ce qu’elle impose même au rêve (qui en fin de compte reste notre seule garantie de liberté) ses propres « règles du jeu » qui, quelque étranges qu’elles puissent être, sont toujours des règles et même précisément des règles rigides. Comme telles, elles sont incapables de se mettre en prise avec les rêves. Loin de ruiner "la fausse dichotomie ente réalité et pensée", il devrait être évident pour chacun que ce que font les ordinateurs est de réduire toute chose au niveau de la pensée, une pensée, doit-on ajouter, limitée à un spectre très étroit. À l’intérieur de ce spectre, elle peut rendre possible la réalisation de choses inouïes, voire prodigieuses. Tout cela est bien beau, pourvu qu’on ne perde pas la mesure. Mais quant à moi, je ne désire aucunement me limiter de cette manière. Si je l’ai bien compris, le surréalisme a toujours refusé de si pitoyables limitations - ce n’est pas le prodigieux qui l’intéresse, mais le merveilleux. Et il n’a jamais été ici, mais toujours ailleurs.

Dans le monde actuel, les ordinateurs sont - parfois prodigieusement, plus souvent fastidieusement - nécessaires. Pour ma part, ils le sont dans la mesure où ils me permettent d’être en contact avec des amis lointains, bien que je n’ignore pas que, médiatisé par la distance et par une machine, il s’agit d’un contact insatisfaisant et superficiel. Et malgré la manière dont je me sers de cette machine, je suis douloureusement conscient de l’ampleur avec laquelle elle hypothèque les chances d’un contact personnel et sensible plus intense avec nos contemporains.

En annulant la distance, en faisant du là-bas un ici, la technologie informatique réduit tout à un niveau de réalité à quoi il est de plus en plus difficile d’échapper. Elle nous impose des tâches chaque jour sans fin qui, dans le royaume de l’apparence, nous ouvrent des possibilités alors que, simultanément, dans le royaume du réel, elle hypothèque ces possibilités mêmes. Nous sommes trop souvent contraints de lire des choses qui n’auraient jamais dû être écrites. Notre existence est encombrée d’obligations triviales que la réalité des ordinateurs nous interdit d’ignorer. Il devrait être évident que l’ordinateur est l’ennemi de la poésie comme il est l’ennemi de la liberté. En cela, il représente le paroxysme du capitalisme, qui consiste à totaliser et à contrôler les moyens de la vie spirituelle ouverts aux être humains. Qu’il puisse de temps en temps échapper à cette tâche ne change rien au fait que, dans son essence, il sert un ordre oppressif.