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Comment passer les bornes

Les recalés de la maternelle

ou quelques éléments de la vie du mouvement surréaliste depuis 1968
vendredi 4 juin 2004.
 

À la mort de Breton, en 1966, ceux qui ne cessent de surveiller l’agonie du surréalisme pensent que cette fois tout est joué. Mais le mouvement est comparable chez beaucoup de ceux dont les chemins croisèrent ceux du surréalisme. Ainsi, André Pieyre de Mandiargues, un écrivain qui participa après 1947 aux activités surréalistes puis s’en écarta, rend hommage au poète et déclare : « Le surréalisme est sa création, son invention et sa propriété. (…) Et tristement j’ajoute qu’il me paraît que désormais le surréalisme est un domaine clos ». (Le Nouvel Observateur, 5 octobre 1966). La refonte de l’entendement humain à laquelle prétend le surréalisme peut être désormais réduite aux qualités et aux défauts d’un seul personnage d’envergure, de même la dynamique engendrée par la création individuelle et l’investigation collective et réciproquement. Le surréalisme est réduit à son périmètre parisien. Outre que cela mutile le champ de la pensée et de l’action de Breton, cela obéit à une conception de l’histoire réduite aux seuls souverains et généraux. Pourtant, en 1966, alors que les journaux français clament la mort du surréalisme, se créée le groupe surréaliste de Chicago.

Mais ces discours, répétés depuis plus d’un demi siècle vont bientôt entrer en résonance avec une succession de crises dans le groupe parisien et avec les événements de mai 68, lesquels vont sommer le mouvement surréaliste d’être à la hauteur de son projet. Impossible de répéter des formules et recettes, le mouvement social invente et vite.

L’Archibras, une nouvelle revue en projet depuis l’arrêt de la Brèche, voit son premier numéro publié en avril 1967. La même année naissent deux projets d’exposition : l’une à Sao Paulo l’autre à Bratislava. L’exposition « le Principe de plaisir » est présentée successivement à Brno, Prague et Bratislava en 1968. La venue d’un important groupe de Paris va permettre d’écrire un texte d’orientation : « la Plate-forme de Prague, laquelle, surmontant les divergences tant politiques que personnelles, ouvre un champ plus large aux investigations surréalistes. Elle souhaite une « régénérescence de l’idéologie révolutionnaire », en appelle au « dialogue avec toute individualité et tout mouvement organisé qui mettent en échec les systèmes répressifs », à libérer les « pouvoirs et les désirs immobilisés dans l’inconscient » et à un certain nombre de modalités pratiques pour que l’imaginaire tende à devenir réel. Elle est publiée dans l’Archibras en septembre 1968.
Les surréalistes tchécoslovaques n’ont pas vraiment la même analyse politique que les français. Et pour cause ! La divergence de fond est sans aucun doute le soutien apporté par le plus grand nombre des surréalistes parisiens à la révolution cubaine, ce dont témoigne le texte « Pour Cuba », publié dans l’Archibras n°3 en mars 1968. Les pragois, plus lucides, considèrent ce soutien comme une grave erreur. Ils ont raison. En août, les troupes soviétiques ont envahi la Tchécoslovaquie et Fidel Castro leur a apporté son soutien. Mais l’effervescence du printemps et les rencontres de l’été 1968 ont scellé des amitiés et des complicités, dont les liens actuels entre les groupes des deux villes témoignent encore de la force.

Rappelons que 1968 et le début des années 1970 ne sont pas seulement marqués par un mouvement de révolte étudiante en France ou par ce que l’on a appelé le printemps de Prague, mais que la secousse est mondiale. De Mexico à Berlin, de Rome à Tokyo l’onde de choc est planétaire. La riposte des polices et des armées est d’importance. Le Gladio par exemple est mis en place par la CIA et les gouvernements européens pour écraser les mouvements contestataires. Le massacre de la piazza Fontana en Italie, en 1969, est une terrible illustration du terrorisme d’état. On attribue d’abord cet attentat à un anarchiste. Des années plus tard il sera reconnu qu’il fut le fait de groupes d’extrême-droite, commandités par des groupes politiques au pouvoir. Le gouvernement socialiste d’Allende, dont les États-Unis ne veulent pas, est à son tour déstabilisé et le coup d’état de Pinochet, le 11 septembre 1971, met fin pour de nombreuses années à la démocratie au Chili.

En 1968, les surréalistes parisiens ont été présents dans divers lieux de la contestation. De nouvelles arrivées aux réunions ont pu laisser penser que ses assises allaient se renforcer, d’une part parce que bien des caractéristiques du mouvement de 1968 ou de ses slogans rappellent ceux du surréalisme, d’autre part à la faveur de « La Plate-forme de Prague ». Dans le groupe parisien la crise couve pourtant. Elle est près d’éclater à l’automne, à l’occasion d’un projet d’exposition au Moderna Museet de Stockholm. Alors que les surréalistes proclament haut et fort leur volonté de subversion, ils envisagent presque tous une exposition, à l’invitation du roi de Suède, dans un lieu officiel : Face aux critiques de Vincent Bounoure, membre du groupe depuis longtemps déjà, le collectif se rétracte puis accepte que José Pierre, qui s’est déjà engagé auprès des suédois, organise « sous sa propre responsabilité » une exposition « sur » le surréalisme et non une exposition surréaliste. Ce qui permet d’éviter les ruptures à ce moment là ne fait que les retarder. Cet exemple montre que certains ont décidé de mener leurs petites affaires et que la radicalité contestataire qui se dit en mots n’est déjà plus leur fait.
En février 1969, Jean Schuster, l’un des animateurs les plus actifs du groupe parisien depuis près de vingt ans et le responsable de la revue l’Archibras, décide de se retirer. Le 19 mai 1969 il écrit dans une lettre : « Afin de couper court à tout procès en légitimité, l’activité à venir ne se parera pas de l’étiquette surréaliste ». L’année 1969 est celle de toutes les mises en demeure, de tous les éclatements.

Les tchécoslovaques, le 3 juillet 1969 adressent aux parisiens un texte collectif : « Pour que l’on n’oublie pas tout », que cite Alain Joubert dans un livre fort nécessaire, paru récemment chez Maurice Nadeau Le Mouvement des surréalistes ou le fin mot de l’histoire. Ils refusent le coup de force parisien, qu’ils ne peuvent pas comprendre, si peu de temps après « la Plate-forme de Prague » qui ouvrait grand les champs de l’investigation, et témoignait de la qualité des affinités électives si importantes dans le surréalisme. Ils récusent les fondements de ce qu’ils croient comprendre des attitudes et décisions des parisiens alors qu’eux subissent, avec l’arrivée des chars russes, le retour des méthodes staliniennes. Leur désarroi est patent.
Jorge et Margarita Camacho, de vive voix, puis Vincent Bounoure, par lettre, témoignent auprès de leurs amis tchécoslovaques de la rapidité d’extension des ravages. Bounoure, actif dans le groupe parisien depuis quelques années déjà, poète et théoricien exigeant, confie à son ami Effenberger ses craintes quant au devenir de la pensée et de l’éthique collectives. Et il poursuit : « D’abord j’ai dit (…) que je me considèrerais désormais comme un surréaliste en exil ; cela signifie qu’en attendant qu’un mouvement surréaliste puisse se reconstituer à Paris sur des bases sérieuses, je travaillerai avec les camarades étrangers. Car comme on disait en mai, les frontières on s’en fout. (…) Il faut que vous sachiez que je suis à votre entière disposition. ». La fin de la lettre témoigne d’une faible lueur d’espoir, laquelle s’alimente à la détermination de ses amis tchécoslovaques, auxquels il confie qu’il a un projet d’enquête.

En septembre Jean Schuster publie dans le Monde « le Quatrième Chant » dans lequel il annonce la fin du mouvement surréaliste. Le 25 octobre Jean-Louis Bédouin lui répond et lui conteste le droit de décider pour tous.
Si Schuster avait, dans une lettre terrifiante du 19 mai 1969, sélectionné les destinataires de ses réflexions et projets, éliminant par exemple Alain Joubert et Nicole Espagnol (qui s’étaient opposés à lui à propos du soutien à Cuba), l’enquête de Vincent Bounoure, « Rien ou quoi », est adressée à tous (une centaine de personnes). L’enjeu de cette enquête est de comprendre les nécessités de se dire encore surréaliste et de savoir si une activité collective se justifie encore ou non, et si oui de quel ordre elle peut être. 44 surréalistes répondent, les pragois répondent collectivement. « Pour communication », tiré à 75 exemplaires en 1970, publie les réponses et les conclusions qu’en tire Vincent Bounoure.

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Jean Terrossian - {La Fin première}

Ceux qui, à Paris, continuent de s’affirmer surréalistes et sont prêts à poursuivre l’aventure collective, décident de pratiquer une forme « d’écart absolu » et de se replier dans des recherches et investigations plutôt que d’occuper la place publique. En novembre 1970, dans numéro 1 du Bulletin de liaison surréaliste, fascicule ronéotypé à une centaine d’exemplaires et qui est une sorte de bulletin interne on peut lire : « Il n’est du droit de personne de définir une « ligne surréaliste » et moins encore d’en imposer le tracé ». Refus de polémiquer, « retrouver si possible le goût d’agir ensemble » caractérisent les intentions des surréalistes qui veulent courir cette aventure intérieure. Dans cette livraison un message d’Albert Marencin, poète et collagiste de Bratislava, rappelle la difficile situation des surréalistes tchécoslovaques et l’importance pour eux d’une fenêtre ouverte sur des débats et des analyses avec des amis étrangers. Effenberger. qui souhaite que « soit faite toute lumière sur l’état présent de l’esprit », est fondamentalement en accord avec la recherche de « la coïncidence de la conscience avec le fonctionnement réel de l’esprit » qui est l’objectif majeur de son ami Bounoure.

Répondant à une enquête de la revue belge Gradiva en 1971, Vincent Bounoure écrit à propos du groupe surréaliste :
« Ce ne sont ni les dissensions internes, ni les affaires de personnes qui l’ont fait éclater, c’est l’inadéquation de moyens à ses fins, la disproportion entre une présence publique abusivement soutenue au-delà de toute vérité et une activité lacunaire paralysée par l’exhibitionnisme collectif d’où elle espérait obscurément tirer ses ressources essentielles ». Les témoignages de Joubert comme de tous nos amis qui vécurent ces moments-là, traduisent le drame affectif, la colère, parfois encore prête à surgir.

Mais Jean Schuster avait acquis à ses analyses et conclusions un certain nombre d’autres acteurs du mouvement. Nous retrouvons ceux-ci dans une publication appelée Coupure. Sorte de journal qui se veut en prise avec l’actualité politique, faisant des emprunts à la presse, Coupure se veut polémique, pamphlétaire. Il semble le fait non d’un collectif, mais d’agitateurs divers dénonçant les entraves à la liberté d’expression, soutenant par exemple La Cause du peuple, un journal maoïste qui vient d’être interdit et dont sont publiés des textes, ce qui vaut un procès à Schuster et à Losfeld, son éditeur. Coupure cesse de paraître en janvier 1972. C’est l’année où apparaissent les éditions « Maintenant » qui vont publier des textes et images de Toyen, Georges Goldfayn, Gérard Legrand, Annie Le Brun, Radovan Ivsic, Pierre Peuchmaurd, un temps associés à Coupure et à son projet. En 1974, ils font paraître un texte polémique Quand le surréalisme eut cinquante ans. Ce texte semble ne s’adresser qu’à ceux qui savent déjà. Les autres ont bien du mal à comprendre ce qu’il est advenu du surréalisme. J’en parle en connaissance de cause. D’autant que, curieusement, dans ce qui semble une volée de règlements de comptes, on peut lire : « la voie de la révolution surréaliste ne s’en poursuit pas moins ».

Les historiens du surréalisme achèvent en général leurs écrits sur ces considérations. Quelques uns signalent La Civilisation surréaliste, publiée chez Payot en 1976, parfois les deux numéros de la revue Surréalisme, qui fait suite, en 1977, au Bulletin de liaison surréaliste, mais c’est pour dire que Jean Schuster avait raison quand il décida de mettre la clé sous la porte. Bien entendu le numéro 1 d’Analogon, publié en 1969 à Prague, est plus souvent encore passé à la trappe. Seule la revue Change 7° (« le Possible contre le réel ») permet à ses lecteurs des années 1970 de savoir que le surréalisme continue son aventure en Tchécoslovaquie, et le festival du cinéma d’animation d’Annecy à ses spectateurs, de découvrir les films de Svankmajer. C’est bien peu.

Et cela ne s’améliore guère avec les années qui passent. Ainsi, dans l’ouvrage de Gérard Durozoi, publié en 1997, intitulé Histoire du mouvement surréaliste, et lourd de près de 650 pages de textes, Vratislav Effenberger est cité 2 fois (p. 641, 644), Martin Stejskal (avec une faute d’orthographe) 1 fois, Jan Svankmajer et Karol Baron (1 fois), Analogon pas une seule. Henri Béhar, auteur avec Michel Carassou d’un livre thématique simplement intitulé Le Surréalisme, et qui connaît une édition en 1984 et une en 1992, évoque une seule fois le groupe tchécoslovaque des années 30 et Styrsky. Ni Teige, ni Nezval, ni Toyen ne sont mentionnés. Le centre de recherche sur le surréalisme de l’université de Paris, que dirige ce chercheur, a conçu une banque de données, consultable par Internet, dont les erreurs et les manques traduisent peut-être plus l’inconséquence que la malhonnêteté de ses documentalistes.
Alena Nadvornikova

Mais ces falsifications, volontaires ou non nous amuseraient plutôt ; ainsi, quand nous avons vu l’un de ces universitaires appeler ses étudiants à aborder le nouveau terrain de recherche signalé par le livre d’Alain Joubert Le Mouvement des surréalistes ou le fin mot de l’histoire, publié en 2002. Hélas, ce nouveau champ à labourer… c’est le nôtre, celui du surréalisme vivant ! Mais plutôt que de rire aux dépens de l’improbable rigueur de l’université française et de ses chercheurs, ce qui nous importe aujourd’hui est de tracer l’arc qui va de l’éclatement de 1969 à l’activité du mouvement surréaliste actuel et plus particulièrement les relations Paris-Prague.
Effenberger écrit dans le n° 4 du Bulletin de liaison surréaliste , en 1971 :

« A la détérioration des valeurs culturelles doit répondre le dynamitage des prisons intérieures : la libération de la vie quotidienne » Il espère en des idéologies qui permettront une revalorisation permanente de la « rationalité, de la spontanéité et de l’anarchisme ».

Dans les années 70, l’amitié et la complicité entre Vincent Bounoure et Vratislav Effenberger, nouées au moment de la rédaction de « la Plate-forme de Prague » et de leur décision de poursuivre l’activité collective quelles que fussent les difficultés, va devenir le ciment d’un château visible des seuls « initiés » jusqu’à la publication de l’ouvrage collectif la Civilisation surréaliste, en 1976 (Payot éd.). Cet ouvrage contient bien sûr plusieurs textes de Vincent Bounoure, mais aussi de Vratislav Effenberger, certains écrits en commun au mépris du rideau de fer, ainsi celui sur « Art magique et révolution » ou celui sur le hasard objectif. Pour Vincent Bounoure, il est clair que le centre de gravité du mouvement surréaliste s’est déplacé de Paris à Prague.

Dans le numéro 1 de la revue Surréalisme (1977), Effenberger écrit à propos de la crise de la pensée dans laquelle se reflète celle du surréalisme :
« nous n’avons pas encore abouti à une nouvelle synthèse de l’attitude théorico-analytique (expérimentale) et de l’attitude créative du surréalisme. C’est alors que la crise contemporaine de la pensée idéologique prend son sens, marquant tout aussi bien la théorie que la création surréalistes, ce qui se traduit d’une part par des spéculations théoriques abstraites et d’autre part par une sorte de lyrisme autonome. « 

Les investigations qui se mènent à Prague sont communiquées à Paris. Un projet de livre sur l’érotisme qui devrait faire suite à la Civilisation surréaliste est conçu. L’enquête sur la morphologie mentale est discutée. Quelques parisiens y répondent. Deux expositions à la galerie le Triskèle permettent de voir, en 1978, des œuvres venues de Tchécoslovaquie.

Les différences entre les deux groupes sont patentes : refus, chez les tchèques, du lyrisme de tout ce qui paraît « para-poétique », mais plongée dans le réel, dans ce qu’il a parfois de plus scabreux, de plus dérisoire. « Dans le cynisme érotique, par exemple, où s’unissent la passion et l’enjouement, la sensualité et la protestation philosophique, dans ce jeu cynique de l’esprit en son incessante jeunesse, l’intellectuel utilise ostensiblement la vulgarité, cette eau régale, propre à dissoudre la carapace du conformisme et de la dérobade », écrit Effenberger dans le Bulletin de liaison surréaliste n°4 La rage des pragois est plus évidente aussi.

Le groupe de Paris a du mal à surnager, voyant un à un s’en aller les artisans du Bulletin de liaison surréaliste. Il y a pourtant de nouveaux arrivés : Michaël Löwy, et moi-même, parmi ceux qui sont encore là en 2004. Un nouveau groupe se crée en Argentine, qui se séparera dans les années 1980. Les années 1980 voient le groupe de Paris réduit à presque rien : Micheline Bounoure et Marianne Van Hirtum meurent, restent surtout Vincent Bounoure, Aurélien Dauguet, Michaël Löwy et Michel Lequenne. D’autres, dont je suis sont au loin, en province. Mais la relation entre Effenberger et Bounoure reste profondément ancrée dans une sorte de pacte du noir et d’absolue exigence éthique. En témoigne un courrier adressé en août 1982 par Effenberger à Vincent Bounoure, à propos d’un projet de déclaration commune. Notre ami tchèque répond aux critiques à son enquête sur la morphologie mentale et à ses supports théoriques. Vratislav Effenberger pense mettre au jour les prédispositions qui, dans l’enfance, « conduiront plus tard à une division des mentalités en types atectoniques, dialectiques, revalorisateurs, et mentalités tectoniques, positivistes, conciliants », non dans la simple description de l’environnement de chacun d’entre nous mais afin de « déceler la façon dont cet enfant, dans cet environnement a commencé de découvrir l’univers et en même temps, de former sa compréhension personnelle qui est encore libre de tous les genres de facteurs éducatifs », mais bien entendu nous répondîmes. Cette enquête est relancée dans les années 90 par le groupe de Prague et ses résultats sont publiés dans la revue Analogon.

Mais revenons à la lettre. Effenberger se livre ensuite à une réflexion sur l’évolution de la société : « A mon avis la désactualisation des anciennes formes de révolution politique du fait de l’essor des techniques consiste d’une part dans la culture technique des moyens de contrôle de la police et des appareils de répression en général, d’autre part dans l’abrutissement techniciste des populations formant la société de consommation (…) Et c’est alors la Nature qui assumera le rôle propre à la Révolution, prélevant un impôt sanglant de deux ou trois milliards de vies humaines. Ne sachant point si cette révolution va durer quelques années ou plusieurs siècles, nous considérons encore toujours utile d’aller à la recherche de nouveaux contenus de vie ». Dans cette déclaration, insistant sur « le caractère concret (souligné par Effenberger) de nos points de vue communs », il est aussi question de « notre attitude à l’égard d’un marché de l’art manipulé par des Jaguer plus ou moins madrés ». La lettre témoigne enfin de la profonde affection qui lie les deux amis et du souci qu’ Effenberger a de Vincent Bounoure face aux agissements des « mercantis » et au-delà. Effenberger meurt en 1986, terrible deuil pour Bounoure, déjà lourdement éprouvé mais le groupe de Prague continue ses activités subversives clandestines.

Quand tombe le rideau de fer, c’est non seulement à un renouvellement du paysage en République tchécoslovaque que l’on assiste mais aussi dans le monde. Si le groupe de Chicago a continué vaille que vaille malgré les ruptures, il n’est plus seul dans les pays anglo-saxons puisque des groupes apparaissent à Leeds. Stockholm, Madrid, Ioannina.
Le groupe de Paris s’étoffe avec l’arrivée de jeunes gens et d’autres moins jeunes notamment à l’occasion des protestations contre la guerre du Golfe qui s’annonce et du tract « à la mémoire des cadavres futurs ». Ainsi celle de Bertrand Schmitt. Les relations avec Prague sont désormais aisées et l’effervescence de nos amis tchèques stimule celle des Parisiens qui découvrent peu à peu tout ce qui fut fait et dont parfois ils ne connaissaient que les têtes de chapitres. Des liens qui se nouent alors, nous pouvons dire qu’ils semblent être là de toute évidence, fruits d’un passé commun et de déterminations profondes qui ont scellé une complicité, d’une confiance intouchables.

Pourtant les groupes de Paris et de Prague, s’ils présentent des faces semblables, semblent toujours courir sur des chemins en apparence opposés. Le refus du lyrisme, du romantisme, de ce qui est illusoire qui caractérise les tchèques depuis les années 1950 peut sembler être une des différences majeures que montrent la critique d’Arcane 17 par les tchèques publiée dans Analogon) de l’amour fou. Des discussions sévères sur la question politique animent certaines rencontres, les parisiens, les espagnols, les anglais ayant des positions de critique radicale du capitalisme et n’hésitant pas à descendre dans la rue. Nous pourrions peut-être aussi noter une tendance plutôt philosophique à Prague et une tendance plutôt poétique à Paris. Et sans doute les tchèques doivent-ils toujours reprocher aux parisiens leur manque de férocité, d’humour, alors que le leur est ravageur. De fait, il semble qu’il s’agisse de dominantes, accentuées par les difficultés de langue.

Quant aux Parisiens, qui, point d’hésitation là-dessus, avancent à pas lents, ils s’étonnent de la rapidité de leurs amis qui multiplient publications et expositions. En 2004, seulement 4 numéros de S.U.RR…ont été publiés ! Mais, à la décharge des parisiens, notons tout de même que les objectifs comme la façon de concevoir et de mener chaque revue sont très différents de ce qui est fait à Prague.

S.U.RR…, c’est-à-dire « surréalisme utopie rêve révolte dont le premier numéro est publié en 1996, est une revue du seul groupe surréaliste, même si nous y invitons des amis. Elle traduit l’exigence d’une mise en évidence de l’activité collective et d’une mise en commun de la pensée. Chaque numéro a ainsi une sorte de thème, à la manière des expositions internationales du surréalisme, et ce thème est coordonné par la personne qui l’a proposé. Elle donne un texte qui va lancer les investigations, les jeux et les propositions de pistes de réflexion que vont lui retourner les autres amis. Ces propositions sont collectivement discutées, de même que les textes sont soumis à tous. La mise en écho des images et des textes, de la maquette même résulte de la même attitude. Cela prend forcément du temps, d’autant que les Parisiens connaissent parfois de longs temps d’aboulie. Le moteur étant le désir, il advient que celui-ci s’absente ou que la morosité ravage une initiative qui s’était pourtant présentée sous de belles couleurs. Nous y laissons aussi la porte grande ouverte aux créateurs d’art immédiat : art brut, médiumnique, singulier, comme aux civilisations que l’occident a toujours méprisées, qui ont encore tant à nous apprendre, et qu’en France on appelle aujourd’hui « arts premiers ». Si nous devions caractériser quelques uns des lieux majeurs des surréalistes parisiens ces dernières années nous pourrions dire :

• Que l’attitude politique est radicalement anticapitaliste : refus de la marchandise, qui implique une distance maintenue avec le marché de l’art, comme avec les institutions d’état, refus de demander une quelconque subvention, création d’une maison d’édition autonome qui vend pour l’essentiel par correspondance et qui aujourd’hui est en relation avec des projets de distribution d’autres revues portées par la même exigence. Anticapitaliste, anti-étatique, comme depuis les origines. Les éditions surréalistes et la revue S.U.RR…sont une de « ces niches » que saluait le sociologue Pierre Bourdieu comme seules possibles outils de résistance. Il y a bien sûr pour des œuvres individuelles, publication chez des éditeurs connus. Ainsi Michaël Löwy avec son Franz Kafka, rêveur insoumis chez Stock ou Joël Gayraud pour La Peau de l’ombre aux éditions José Corti. De même avons-nous participé au livre Jan et Eva Švankmajer, bouche à bouche, puisque nous y étions, Bertrand Schmitt et moi, libres d’y écrire ce que nous voulions.

• La lutte contre la domination des esprits et leur colonisation est aussi un fer de lance du groupe parisien. Si quelques fois nos tracts semblent être en trop grande prise avec la réalité vécue, nous nous efforçons toujours de mener nos dénonciations à la lumière de notre utopie qui est celle d’une civilisation surréaliste. En participent et au-delà continuent d’alimenter nos terres, aussi bien les civilisations dites primitives ou premières, les mythes, l’alchimie et l’hermétisme en général.

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Martin Stejskal

• Cette vigilance à l’égard de toutes les forces qui conduisent à l’asservissement au système dominant va de pair avec des activités qui sont focalisées sur toutes expériences tendant au réenchantement du monde : qu’il s’agisse des enquêtes, des jeux, des dérives, de l’intérêt aux manifestations des hasards objectifs et à ce qu’elles sous-tendent non seulement dans les vies de chacun mais dans la mise en lumière des complicités, des affinités électives et de ce que Mabille aurait appelé l’égrégore du groupe, tous domaines de recherches sur les potentialités du corps et de l’esprit, du désir. Cela implique des confrontations avec des démarches aussi dissemblables que celles des hermétistes, de Freud, de Jung, de Jacques Lacan, de Gilles Deleuze, de Georges Bataille ou de Jean Baudrillard, de Guy Debord ou d’Ernst Bloch, de Fourier, de Walter Benjamin ou de Giorgio Agamben. La notion d’excédent utopique par exemple, ou celle d’inquiétante étrangeté tout comme les passions de Fourier ont non seulement alimenté notre réflexion critique mais sont en relation directe avec certains jeux voire certaines créations individuelles, celles de Guy Girard par exemple. Etre en éveil, être des éveilleurs, ainsi qu’a pu l’écrire René Alleau dans « La Sortie d’Egypte » texte publié dans la Civilisation surréaliste voilà d’abord ce qui pour nous caractériserait notre pratique. En cela l’opposition entre lyrisme et humour noir se conçoit comme nécessaire unité.

« Le possible contre le réel », le possible étant un moment du réel, et une utopie qui n’est pas une sorte d’appel vers un monde illusoire, mais ce qui tend à devenir réel, toutes les expérimentations des surréalistes parisiens tendent dans cette direction. La pratique critique de la réalité, qu’elle passe par des dérives ou jeux sur la ville de Paris (ce que nous détruirions, ce que nous mettrions à la place, ce que nous y aimons passionnément), par la participation à des manifestations ou bien par l’écriture et la diffusion de textes tels ceux publiés dans le Dédulà, en avril 2004, en soutien à des réfugiés italiens menacés d’être extradés aujourd’hui alors que le président Mitterrand leur avait accordé l’asile politique, traduisent toujours un écart absolu avec ce qui nous est présenté comme réel et dont nous subissons le trop plein, le trop mortel,le trop misérable, le trop fallacieux, c’est-à-dire, en somme, la non réalité. Ce qui nous alimente est tiré d’un réel que nous construisons en partage à partir de celui que vit chacun et qu’il tend à transmuter, non à jeter à la poubelle. Nous ne sommes pas des idéalistes, ni des pessimistes en désarroi. Ce qui nous met en mouvement est toujours, au fond du noir, du pessimisme lucide, serait-ce dans le sarcasme, un espoir, qui parfois devient réalité, en la force de la poésie. Notre premier terrain d’investigation et d’expérimentation c’est bien entendu nous-même.

• Les recherches sur le fonctionnement de l’esprit, la géographie passionnelle, le désir, la volupté, le langage en son corps et ses lettres sont nourries de nos expériences, de nos enquêtes et analyses, de jeux sans fin jubilatoires.

C’est pour cela sans doute que nous n’abdiquons pas. Nous ne renonçons ni à notre enfance, ni à nos rêves, ni à cette pratique collective, à ses jeux et investigations, dont on nous assure, depuis trente ans et plus, qu’elle ne mène à rien. Nous savons que c’est faux, et la force de l’amitié nous tient dans les tunnels où rien n’advient de stimulant pourl’espritoupourlecœur.
Lanécessitéderepli qui s’est imposéedansles années 70 a trente ans plus tard permis, selon Michel Zimbacca, de créer des liens d’une qualité qu’il n’avait jamais connue précédemment. Il semble que malgré les réunions quotidiennes, la logique des petits groupes affinitaires avait contribué à plomber les activités du groupe parisien avant 1969, et jusqu’à l’éclatement, ce que des lettres ou le récent ouvrage d’Alain Joubert Le Mouvement des surréalistes ou le fin mot de l’histoire, mettent aussi en lumière. L’arrivée de nouveaux jeunes amis nous est bien évidemment extrêmement précieuse, de même que les liens aujourd’hui plus faciles avec les autres groupes, comme avec les amis isolés.

La communauté surréaliste, toujours à la merci de ruptures, passionnelles plus souvent que politiques, et dans lesquelles le politique a toujours révélé sa part de haute subjectivité et d’exigence éthique, n’est plus celle des années 20, mais en est sans doute plus proche que ne l’était celle des années 70. Les derniers mois le confirment, tant dans une semaine de hasards objectifs quotidiens, affectant des amis du groupe et mettant en scène des amis morts, et que nous avons appelée « la semaine magique » que dans les récentes réunions autour de l’enquête sur « la volupté ». Jamais une telle simplicité, alliée à une telle connivence n’aurait été pensable autrefois selon Michel Zimbacca. J’ajouterai que jamais dans l’après 68 et dans les groupes qui prétendaient libérer la parole comme le désir, je n’ai rencontré une telle liberté et une telle réception de l’expérience et des analyses d’un autre, hors complaisance, hors fusionnel. Cet œuvre collectif est aussi une mise en lumière d’une relation au temps « tout autre ». Tout autre que celle de ce « temps réel » dont les journalistes nous rebattent les oreilles, malgré leur information en gelée, « en temps réel »comme ils disent, au moment de la première guerre américaine au Moyen-Orient, dite « guerre du Golfe ». Tout autre que celle du temps linéaire et du temps des horloges ou de l’évolutionnisme en histoire.

Comme le rêve, les trouvailles, les hasards objectifs, les jeux mettent au jour des fusions et des étirements temporels, dont le moins qu’on puisse dire est que nous ne faisons qu’en approcher les premières données. Les temporalités superposées qu’avaient mises en lumière « les récits parallèles » et les télescopages qu’elles induisent nous les retrouvons dans les aventures collectives, lorsque s’accumulent les accidents, les courts-circuits temporels liés à des conjonctions de nécessités intérieures, se faisant tour à tour nécessités extérieures pour tel ou tel des protagonistes. Ces moments qui nous émerveillent échappent à la loi marchande comme à celle de la communication, ils mettent en œuvre une transmission dont nous savons qu’il ne tient qu’à nous d’en débrouiller, à tout le moins, les premiers fils d’opacité. Ils supposent non seulement la mise en œuvre du principe de plaisir, mais aussi celle du principe de réalité.

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Aurélien Dauguet - {Déambulation sous une paupière}

Ces événements qui défient l’entendement donnent au réel une mesure que lui dénient la productivité et les spéculations enfiévrées. Ils entaillent le volcan avec la délicatesse et l’impéritie de qui découvre le fil à couper le beurre. Ces allées et venues de la naïveté, que l’adulte feint d’avoir perdue, à la réflexion critique, du jeu à la création comme moments vitalement nécessaires caractérisent aussi l’état d’esprit du groupe parisien. À la suite d’un pique-nique que nous avions organisé en 1992 au Centre Pompidou pour ridiculiser d’anciens surréalistes qui prétendaient rendre hommage à Péret en un lieu qu’il eût vomi, ces messieurs, aux cris de « police, police » laissèrent malmener ceux que les vigiles avaient traîné derrière la scène. Dans leur communiqué, ils nous qualifièrent de « recalés de la maternelle ». Mais ce qualificatif nous honore !

Ce sont ces mêmes « recalés de la maternelle » qui ont enlevé le dépliant, jugé intellectuellement malhonnête, proposé à l’entrée de l’exposition « la Révolution surréaliste » en 2002, le remplaçant par un faux réalisé par leurs soins, si bien que les organisateurs durent en concevoir un troisième. En ces modes d’action dits de « non violence active », d’actes non légaux mais légitimes, dans la plus parfaite imbécillité tranquille qui nous caractérise, nous plaçons une des formes possibles de la révolte. C’est cette forme d’esprit qui préside aussi à certains textes : histoire, mythes et humour se croisant révèlent des fonds que les analyses économiques, politiques, ou stratégiques ne peuvent qu’ignorer. Ainsi le texte sur la guerre en Afghanistan.

Dans le numéro 1 de la revue Surréalisme (1977), Effenberger écrivait :
« (…) Tout ce que voient mes yeux tous les jours ne peut que me confirmer dans ma conviction que le tissu social de la vie contemporaine, dans toutes les parties du globe, est si gravement déchiré que les fonctions psychologiques et sociales subiront une longue éclipse avant qu’elles puissent constituer de nouvelles structures. Accepter cette hypothèse signifierait au fond, renoncer à toute activité intellectuelle, non seulement collective mais aussi individuelle. D’autre part cette résignation me semble si minable et à tous égards humiliante que s’il ne me reste pas d’autre choix qu’entre le volontarisme et le renoncement, c’est au premier que je donnerai la préférence quitte à en boire l’amertume ; d’ailleurs je ne suis pas le seul à trouver la résignation inacceptable. »
Nous souscrivons encore à sa lucide analyse et à ses conséquences

La complicité Paris-Prague scellée par l’amitié Bounoure-Effenberger, faite de vigilance, de critique intransigeante, mais aussi d’absolue confiance en la démarche de l’autre et en la reconnaissance des différences comme enrichissement des exigences communes, maintenues vaille que vaille, dans la répression comme dans l’écart absolu, se traduit aujourd’hui par exemple dans le film les Chimères des Svankmajer , qui n’est pas un documentaire mais une œuvre poétique, pas un discours « sur » mais un faire « avec ».

Prague, le 3 mai 2004