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On va quand jusqu’où ?

mercredi 26 avril 2006.
 


Non, la tyrannie mondialisée du capitalisme n’est pas une fatalité. Non, ses nouvelles procédures pour mater toute révolte et pour mener les enchaînés d’aujourd’hui et de demain vers de misérables rêves religieux ne passent pas. Si les feux de détresse des banlieues françaises trouèrent l’automne de 2005, depuis février 2006 le ciel frémit de cris, de flammes et de jeux, malgré la violence des androïdes au service de la classe dominante. Ils n’ont rien oublié, ces lycéens, ces étudiants, battant le pavé des rues, jouant à qui gagne perd avec les hommes de gouvernement : ni les grèves d’il y a dix ans, ni les marches des chômeurs et précaires qui traversèrent l’Europe, ni Seattle, ni Gênes, ni la formidable insurrection argentine. À qui ne veut y reconnaître sa propre révolte, ces mouvements semblaient devoir être emportés dans le tourbillon de l’insignifiance qui tient lieu d’histoire immédiate.

Le législateur se croyait tranquille, jugeant les cerveaux suffisamment abêtis, et proposa une loi dont un article, aussi scélérat que les autres, concernant les contrats de première embauche, déclencha la colère dans les universités. Vint le tour des lycées, des administrations, et la classe ouvrière montra qu’elle existait encore, même si nul ne parlait plus d’elle. Au-delà de la seule revendication obstinée d’abroger l’ignoble mesure qui visait à faire de la jeunesse une masse de précaires estampillés, c’est toute l’horreur de l’exploitation et de la colonisation des esprits par le capitalisme qui devenait tangible. Finis les leurres, ou presque. Non, l’abrogation obtenue de cet article ne suffit pas, et il nous faudra continuer d’en découdre : « Qui sème la misère récolte la colère. » L’imaginaire s’ébroue, qui tend à transformer le réel. Il reste fragile pourtant. Avant que d’animer une nouvelle utopie, il ravive malgré tout une mémoire des luttes, réfractaire à l’érosion des banalités quotidiennes, mais qui joue avec les échos des temps de grève et de tant de rêves. Oui, face à la répression nous devons inventer des manières de blocage de l’économie plus ludiques, encore non juridiquement condamnables. L’humour, la dérision sont aussi des « armes par destination ».

Certes, l’appel à la grève générale, s’il fut lancé d’emblée par les plus radicaux, n’aura, pas plus que lors des grèves du printemps 2003, été entendu. Il n’a pas pu franchir la double muraille du brouillage médiatique ou syndical et des illusions qui donnent au cours apparent des choses le pouvoir de tenir lieu de réalité. Mais la vraie vie est pourtant à l’horizon des paroles, des subversions et des rires qui cherchent toujours leur point d’incandescence. « Rêve générale ! » La liaison avec les luttes des sans-papiers dans la province française de l’Europe a mis du temps à se faire, mais elle s’est faite. Encore un pas et elle se fera avec ceux des provinces d’Amérique. Le vent de la révolte souffle sur la planète. À l’inverse, à travers un incessant flot d’images et sa fascinante circulation, s’entretient la pseudo-nécessité des appartenances nationales, religieuses, ethniques, sexuelles, sportives, mais toujours mercantiles. Avec la conscience de cette misère et la liberté de penser ou d’agir passionnément, se dévoile la possibilité d’imaginer que le capitalisme n’est pas le fin mot de l’histoire.

Il s’agit encore aujourd’hui de nous défaire d’idées et de désirs qui, loin de transmuer le réel, le réduisent aux dimensions virtuelles étalonnées par la soumission à l’imaginaire de la marchandise. Qui croit encore à la valeur morale du travail, ce legs empoisonné du christianisme à la pensée socialiste ? Qui se satisfera encore des discours fallacieux sur la croissance, qui nous rejouent l’accablant mythe du progrès en le délestant de toute velléité humaniste ? Si, malgré tout, ce printemps est beau, c’est parce qu’il aura contribué à ruiner ces propagandes scélérates.

Mais il sera plus beau encore quand une nouvelle mobilisation imposera le rejet de la loi selon laquelle un travailleur étranger ne serait désormais acceptable que bardé de diplômes ou resterait, sinon, taillable et corvéable dans une clandestinité à la discrétion des patrons et des flics. Le défaut d’une solidarité entre celles et ceux qui, d’une façon ou d’une autre, sont ou seront assujettis au travail précaire, ne fait que reconduire les divisions imposées. Désobéissance civile !

Malmenée, fragmentée au hasard des aliénations et des circonstances les moins rêveuses, la question sociale n’aura de chance d’être résolue que posée de la façon la plus large et la plus inouïe. Se ranimeront alors tous les pouvoirs magiques dont la poésie dispose et qu’elle propose à qui reconnaît, avec Georges Henein, que l’utopie est « la propension naturelle de l’être à actualiser l’impossible », parce qu’elle est « rupture avec tous les préceptes éducatifs qui assurent l’accommodation de l’entendement, le réglage de l’activité pratique. »

Paris, le 25 avril 2006

Les membres du groupe de Paris du mouvement surréaliste, les alchimistes de la rue Pernelle :

Michèle Bachelet, Marie Baudet, Jean-Pierre Bellay, André Bernard, Anny Bonnin, Aurélien Dauguet, Hervé Delabarre, Jean-Pierre Guillon, Guy Girard, Laurent Hoeffner, Michaël Löwy, Laurenzo Massoni, Marie-Dominique Massoni, Jean-Jacques Méric, Bruno Montpied, Dominique Paul, Pierre-André Sauvageot, Bertrand Schmitt, Jean Terrossian, Michel Zimbacca ;

leurs voisins :
Alfredo Fernandes, Jimmy Gladiator, Fabrice Pascaud, Gérard Vidal ;

et leurs amis au visa précaire.