Il faut désormais avancer le verbe nu, comme une lame tranchante.
Georges Henein
escendre en sa propre terre, faire face à de petites peurs sans cesse croissantes et pas seulement à la sensation d’étouffement que donnent les veines de la terre à l’apprenti-spéléologue, il y a beau temps que je sais combien peu s’y aventurent, ou comment ayant rapporté un jour quelques petits cailloux ils ont su les polir pour en tirer un excellent rapport qualité-prix sur le marché de l’art comme sur le marché relationnel. La lâcheté coquette, ils se regroupent parfois pour se tenir chaud, frissonnant encore de leurs anciens effrois. Le mental en protubérance, ils savent multiplier les protections, évitant les brûlures de l’acide que verse avec obstination le guetteur de chacun de nos ciels de nuit. « Opératif » est pour eux un mot sensiblement proche du mot « apéritif », et qu’ils glosent sur Freud ou sur Artaud ils ont depuis longtemps tellement bien entendu ce qu’au péril de leur vie voulait dire, qu’ils ont su trouver les voies des masques pour faire croire qu’ils reviennent toujours de loin.
Quand le signal intérieur arrive, que je peste contre eux ou fasse mine de les envier, il est déjà trop tard pour moi, j’ai accepté la descente. Silence, comme si j’étais raptée de l’intérieur pour assister, impuissante, à la mise en œuvre de myriades de parcelles de contes qui s’enjoignent, se disjoignent. Qui parle alors en moi et à l’extérieur, sinon Mère-Grand-la-Louve dans sa toute-puissance ? La parole advient quand j’émerge, quand je trouve la faille du mystère, quitte à replonger dans le chaos, comme si les figures, les voix échues (pourquoi ce mot soudain ?) me jetaient en moi comme une balle sur un mur. La balle, n’est-ce pas, soutient le mur puisqu’elle seule peut bouger. Humour subjectif, humour objectif, à califourchon sur la balançoire.
Il y a aussi la lâcheté de la désespérance, celle des grands nostalgiques des temps anciens, qui ne lisent la presse du jour que pour mieux affirmer l’impossibilité de vivre en ces temps, et d’en déchirer l’opacité. Ascètes de l’imaginaire, ils se sont créé des territoires où, régulièrement, ils arrosent de leur sécheresse leur armée de jugements, toujours très pertinents, souvent nonobstant d’une véritable exigence qui leur permet d’écrabouiller leur Polichinelle en pleurs.
Angoisse, machine à blanc : attraper une phrase, un mot, des syllabes qui n’arrivent plus bientôt à se mettre ensemble et puis rien en regard, le désastre. L’opposé du délire d’interprétation son complément. Le carrefour des mots devient carrefour des engloutissements : impossible d’écrire, impossible de parler et des images, des images, des images, parfois de simples formes, parfois devenant scène animée, parfois blanchâtre substance d’air, impossible d’attraper leur stridence. Et pourtant son acide me ravage, lentement, erratique obstiné.
Se taire parce que rien n’est transmissible de toute façon, pas même à soi de cette mort en nous, parce que le souffle du mot peut nous tuer. Combien de lâchetés se sont cachées sous le drap de la justification théorique ? Hegel à Éleusis ne suffit pas à faire sauter leur armure glacée dans les gargarismes de leurs abstractions où la dialectique se pâme d’être si belle. Pétrification. La règle éthique ne réside pas dans l’extinction des plaisirs, mais dans la résistance au désir de mort qui envahit toutes les parties du corps ; je dois tenir le cap. Le poème est alors une lettre tranchante, seule capable de passer la haute production de la machine à blanc. Alors peu m’importe que l’un ou l’autre ait décrété qu’il n’était plus possible d’écrire un poème ou de peindre une toile, que le lyrisme était mort avec le romantisme ou avec Hiroshima. Le poète ne généralise pas, le signe ascendant est unique à chacun et cependant sa marque est reconnaissable dans l’œuvre la plus noire. Le mythe n’habite pas le présent de vérité générale, non plus que les verbes impersonnels, accumuleraient-ils leurs négations, l’individu est dans le corps même du mot marqué au sceau de sa division.
Approcher la mort, cristallisation unique de la beauté du monde, dans la conscience même de mourir, j’ai déjà vécu cela, non dans le fantasme ou la rêverie, mais dans un hôpital. Au réveil c’est la vie qui était noire, la salle de réanimation, les ombres des vivants. Nudité du mot, ce qui reste de ses morts, des mots à jamais disparus, de la voix qui s’y est perdue. Le fardeau est le vouloir dire, jamais captable, le secret est dès le pouvoir premier de la première révélation. Chaque mot sait s’éclipser en ses courbes, présenter son masque, se gardant tout entier de ses négativités en cascades éblouissantes, en souffles de délices. Nuit du monde, voix qui veille, l’angoisse n’est pas la peur avec son bel R de mort. Toujours le sable qui n’en a pas fini et revient dune, monticule de pierre, rocher creusé pour être tombeau puis plage, baignade, société, joie de se baigner (ainsi était-ce précisément le paysage mouvant d’un rêve de la nuit du 22 au 23 janvier 2001). Mais cela n’est possible qu’après ce territoire.
Il se peut alors qu’inopinément le rideau se tire, que la terre se soulève, et que les lianes s’envolent en rondes folles, que le mutisme se taise devant la merveille d’un caillou, d’un frisson de ses lèvres aux miennes, où s’oublie l’écrasement du soleil. Et c’est une aube de mots. Ce qu’écrit Dominique Paul dans « Ravissement de la pensée ? » pourrait être l’autre volet de ce texte.