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Nadja

La Main de feu

mardi 29 juin 2004.
 

Que rien ne t’arrête - Il y a assez de gens qui ont mission d’éteindre le feu -
Lettre de Nadja à Breton

Le 4 octobre 1926, sur la rue Lafayette, Breton rencontre Nadja. L’été suivant ; il entreprend d’écrire la relation des quelques jours où ils se virent quotidiennement, mais aussi de ce qui en ces temps bouleversait ou interrogeait le jeune homme qu’il était. Face à l’énigme de soi, il nous attache à ses pas, à ses rencontres, à ce qu’il « hante » de Chirico au gant de Lise Meyer, de la rue Lafayette à la place Dauphine, et son émotion met le lecteur en mouvement vers ses propres confins, sa propre énigme.

La sobriété de la relation des faits, et des lieux où ils adviennent, comme des émotions en leurs intensités et leurs contradictions, permet de suivre au plus près la merveille d’une rencontre portée par l’étrangeté, plusieurs fois inquiétante, d’une jeune femme blonde, qui se voit comme une sirène ou s’identifie à Mélusine, sans que jamais son quotidien misérable soit gommé. Ses visions toujours superbes, tantôt effroyables, tantôt d’une incomparable légèreté, peuvent, quelles qu’elles soient, la menacer, la transpercer à tout instant. L’énigme est d’autant plus déroutante pour le poète qu’il semble que Nadja puisse tout dire de sa vie, de ses pensées, sans aucune censure de ses abandons successifs. Elle révèle à Breton la possibilité de faire surgir une des langues cachées du monde. Mais celle qui se dessine en sirène, ou s’identifie à Mélusine, voit sa conscience du réel sombrer sous la puissance des hallucinations, en janvier 1927. Fasciné par sa totale liberté, par son « génie libre », mais non amoureux, Breton a dû s’arracher à celle qui lui a dit un jour : « Je suis la pensée sur le bain de la pièce sans glaces ». Elle est internée et nous savons qu’elle a fini ses jours dans un hôpital psychiatrique. Sa psychose serait-elle curable aujourd’hui ? Ce n’est pas elle en tout cas qui permettait les associations merveilleuses de la jeune femme, les lettres de Nadja suffiraient seules à montrer la subtilité de l’esprit de la fée des rues.

Nadja est un texte essentiel à ceux qui savent en leur chair que la poésie est en puissance dans tous les ébranlements, les chavirements de l’existence et dans la nécessité vitale de l’amour, laquelle implique la profonde mise en cause de toutes les hypocrisies familiales et sociales. Je me souviens encore de ce formidable coup de tonnerre lorsque je découvris ce texte. Je n’avais pas dix-sept ans, et ma révolte trouva là pour la première fois une réponse, ô combien bouleversante, à tout ce que je sentais d’irréconciliable avec le monde où l’on me proposait d’entrer lorsque je serais devenue adulte. Breton avait eu le courage non seulement de raconter honnêtement la magie d’une rencontre poétique, mais de la situer dans sa vie. Amitiés, exigences, colères, peurs, fascination, amour fou, il était donc possible qu’un texte proposât de saisir la quête fondamentale d’un homme sans faux semblants, sans masque romanesque, sans pose de poète, mais dans l’exigence même de ce qui, seul, devrait nous tenir en vie. Nadja est ainsi pour moi, mieux que le Manifeste, le texte fondateur, l’aube surréaliste, dans le dit comme dans les silences, dans sa haute idée de l’émancipation humaine, comme dans le drame, dans son exigence de lucidité.

Des brèches ouvertes par Nadja comme par Breton, il ne tient qu’à nous d’en ouvrir d’autres, à l’écoute de notre nécessité intérieure, permettant que montée des eaux ou raz de marée, la poésie fasse VOIR. Mise en alerte de l’esprit critique tout autant que du génie poétique qui nous met au monde, ce texte ne cède jamais à la complaisance, et son écriture nue bouleverse, elle rend aux mots leur force native et leur puissance de feu ; les discontinuités et ruptures rendent compte de la possibilité de retranscrire des moments du réel dans la conscience, dans la révélation ou face à ce qui du monde ou de soi se dérobe. Au « qui suis-je » du début répond le « qui vive » de la fin de la relation des faits, comme un appel VITAL à d’autres veilleurs, précédant l’adresse à Suzanne Muzard qu’il aime alors passionnément.

Nadja est un récit « battant comme une porte », non un roman (comme certains imbéciles l’écrivent encore). L’« Avant-dire », les suppressions, variantes, corrections, apportées par son auteur pour l’édition de 1962, montrent à quel point il lui reste essentiel. Ceux qui critiquent ce livre m’ont toujours semblé être ou des malhonnêtes ou de pauvres esprits incapables d’en saisir les enjeux par paresse intellectuelle ou pire par paresse de cœur. De Nadja à Arcane 17 Breton sut toujours se tenir à flanc de précipice conservant la capacité, quelque terribles que fussent les moments qu’il vivait et qu’il donnait à lire, d’analyser, de mettre à distance, au-dessus du creuset de l’émotion même, plantant une « étoile au cœur même du fini ».

mai 2004, publié dans Analogon.