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souffleurs de sentes

lundi 21 octobre 2002.
 

Je ne suis pas intéressé par l’art mais seulement par certains artistes, ou plutôt par certaines œuvres, (…) parce que je trouve en elles la force de l’imagination. C’est mon seul critère de valeur. C’est pourquoi je ne fais aucune différence qualitative entre l’imagination d’un Hiéronymus Bosch, celle qu’on trouve dans l’art brut, le surréalisme, et celle de la « création » de la nature ou de l’art dit primitif, africain ou océanien par exemple. Il n’y a que des différences dans la façon dont les trésors de l’imagination sont rendus visibles. Il s’agit du même trésor de voyance.

Jan Švankmajer

Le mouvement spirite qui se développe dans les pays tchèques et slovaques dès la fin du XIXe siècle, touche essentiellement les milieux prolétarisés qui y trouvent une forme de solidarité, des idées progressistes héritières des utopies du XIXe, confirmées par les discours des médiums et de Kardec, leur pédagogue français. Au rationalisme instrumental ils opposent un irrationnel expérimental, et face aux dogmes de l’Église ils sont tranquillement hérétiques. Face à l’industrialisation et à l’exploitation, les spirites rêvent de fraternité et se constituent en groupements. Essayant de capter les messages de l’au-delà, ils laissent la parole, l’écrit ou le dessin courir à sa guise. Un machiniste, un cheminot, un tonnelier, un tailleur, une modiste, une ouvrière non qualifiée s’autorisent d’eux-mêmes. Des artistes participent à des séances spirites, parmi eux František Kupka.

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Cecilie Markova

Sous l’intitulé L’Art brut tchèque, la Halle Saint-Pierre présente un choix d’œuvres d’autodidactes et de surréalistes, que leurs obsessions ou leurs recherches ont portés sur des rivages proches de ceux des médiums. Cette exposition, moins importante quant au nombre d’œuvres et de créateurs que celle de Prague en 1998 ou de Vienne en 2000, permet une première approche d’un foisonnement créatif, certes pour une part suspendu après l’instauration du régime stalinien, mais surgissant à nouveau dès les années 90.

Cecilie Marková, nous dit Alena Nádvorníková, était une « personne simple et noble qui avait une aura », elle ne parlait jamais d’art, de peinture ou de dessin, elle disait « ma création ». Initiée au spiritisme par son époux à Kyjov à la fin des années 30, elle fut veuve après quatre ou cinq ans de mariage. Elle dessina dès lors, chaque soir, après une invocation, éclairée de la flamme d’une bougie. Marková dans des cahiers prit note de ses prières (en langue tchèque), comme des messages reçus (en langue inconnue de nous). Cette langue spirite et son écriture varient au fil des ans.

Pour elle comme pour d’autres médiums, les séances de spiritisme, parfois un deuil ou un drame de la vie, ont « autorisé » l’ouverture d’une brèche où divers mondes se rendent visibles le plus souvent grâce au crayon. L’autorisation intérieure peut advenir à n’importe quel âge, elle fait sauter la censure et se livrer parfois au dessin automatique, parfois à la saisie de « visions ». Parfois le médium, ou un observateur note la durée « du changement du plan de conscience ».

L’irrationnel qui opère à visage découvert révèle comme toujours des faunes et des flores magiques en coque, en amande, leur aura comme une fine dentelle (Františka Bergmanová), comme une floraison seconde de la fleur ; des êtres hybrides, ou des habitants d’autres mondes. Quand la personnalité est plus rigide (Samolej, Kodríková-Tulák « le vagabond »), le dessin s’enclot dans un masque à la géométrie impeccable ; quand elle est déchirée la différence avec l’art des fous devient impalpable (Kodovská). L’ornementation est rythme intérieur, elle n’est pas un ajout, mais un autre champ de forces, permettant à l’œuvre de dilater ses racines célestes, comme la rosée habille et dissout, et comme elle se dissout dans la lumière. Cet imaginaire, à l’œuvre au début du XXe siècle, semble lié non seulement aux mines mais aux chemins de fer. Ainsi de la profession de certains, mais aussi des papiers sur lesquels on retrouve des traces de la vie quotidienne, des horaires de train par exemple pour celui que nos amis surréalistes de Prague ont surnommé « le Cheminot ».

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Marie Kodovska

L’appel rituel, qu’il mène à une question posée face au drame vécu ou à une tentative de communication avec un mort, qui préside à l’appel de l’aide extérieure (quelque nom que prenne l’esprit-guide), ne nous conduit pas dans les mêmes zones du subconscient, mais révèle à coup sûr des modalités pratiques qui sont le plus souvent, d’une autre sorte que celles de l’automatisme, auraient-elles en commun avec lui la vitesse de la dictée, et le changement de plan spatio-temporel. Cependant le lien est toujours évident entre celui qui prend note et l’univers dont il prend note. Voyageant sur Sirius, ou dans un autre espace intérieur, il a contourné par l’image le réel obligé. Jan Tóna, médium du cercle de Nová Paka au début du XXe siècle, un conducteur de train, indique parfois le temps passé à l’exécution de son dessin, Adda Ducháčová fait de même. Cette précision expérimentale, donnée rationnelle dans la nécessité de l’irrationnel nous rappelle aussi comment l’idéologie scientifique gagnant du terrain, il fallait prouver, construire un protocole d’expérimentation qui fût en tout point comparable à un protocole scientifique, quitte à ce qu’à un moment on passât d’un raisonnement mathématique appliqué à la mécanique à un raisonnement sur l’esprit et la réincarnation, le temps de l’expérimentateur étant dès lors « scientifiquement » autorisé à devenir réversible, et les messages recueillis par les médiums prouvant la pertinence des théories réincarnationnistes.

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Á quoi ressemblerait le nouvel homme du nouveau monde
Eva Droppova

La faune de V. Švihla, assortie de noms inventés, voire de notes de musique ne traduit pas la même sorte de commandement intérieur, non plus que celle de Smetana, ou les envols des fleurs cosmiques de Hugo Hasman, l’un des nombreux médiums des monts des Géants.

Dans certains cas une partie du corps humain s’affirme, révélant ses occupants en leurs lieux de vie, le médium peut les nommer. Ainsi l’oiseau qui avoisine la « couronne » d’une tête d’Eva Droppová est « Thot ». Cette dernière, qui a illustré un livre d’Allan Kardec, dessine et peint depuis une dizaine d’années, avec la détermination d’une chercheuse. Elle veut comprendre pourquoi et pour quoi, son fils est malade, comment il pourra guérir. Elle veut aussi trouver la paix avec elle-même, en finir avec la culpabilité. Douleur, appel, question, descente de l’extérieur peau vers l’intérieur corps, incarnation comme obligée d’une chair impossible, écoute par la main qui trace et se saisit des couleurs, combats intérieurs de ses habitants, révélés par l’esprit ressenti comme extérieur qui la guide, matières, couleurs qui happent, avec pour seule réponse l’œuvre aboutie, qu’elle interprète avec ses clés magiques ou culturelles.

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Anna Zemankova

De Havlíček à Zemánková, l’obsession quotidienne est la même, l’un au retour d’un labeur harassant auquel l’a contraint le système stalinien, l’autre à chaque entrée dans le jour. Deux intimes cosmologies l’une à la mine noire, l’autre jouant sur les matières et les couleurs se révèlent jour après jour. Křížek, qui poussa jusqu’à l’extrême rigueur le dépouillement de sa culture d’artiste, et Havlíček sont l’arche qui mène à quelques-uns de nos amis : Martinec, avec des têtes arcimboldesques aux terribles métamorphoses, et quelques-unes de ses planches hallucinées aux paysages ravagés, Eva et Jan Švankmajer qui se sont lancés dans des expériences « médiumniques » (un entretien avec celui-ci est publié dans le catalogue). Cette exposition va permettre à de nombreuses personnes de découvrir presque tous ces créateurs.

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Stanislas Holas

Il est regrettable que le catalogue, premier document publié en français sur une majeure partie de ces peintres et dessinateurs, contienne erreurs et fautes. Ainsi trouve-t-on sous une citation d’Eva Švankmajerová une traduction anglaise pour le moins surprenante, puisqu’il s’agit en fait de la traduction du texte de Vlasta Kodriková, lequel a pour traduction une déclaration de Bělohradský, spirite tchèque du début du XXe siècle. Regrettable aussi que la confrontation avec certains textes d’artistes tchèques (que l’on peut lire dans l’exposition) en soit absente. Le campanilisme se portant aussi bien à Paris qu’à Prague, on lit dans la préface du catalogue que, « l’exposition révélera pour la première fois hors de leur pays les créations de trente-cinq artistes », dont certains sont nommés. Il suffit de se reporter au catalogue lui-même pour découvrir, quelques pages plus loin, que ceux-là même qui sont cités ont au moins été exposés à Vienne. Quand ce décompte comprend Křížek, Havlíček, Eva et Jan Švankmajer, Cecilie Marková, on ne peut que s’amuser des déroutes de l’emphase. Et si le stalinisme fut un long crépuscule de la pensée, il s’agirait aujourd’hui de ne pas être plus manichéen que ses sbires, la résistance à son empire suscita certaines formes de pensée acérée, à l’humour corrosif. Le groupe SORELA ne fut que celui d’un groupe d’architectes séduits par le fonctionnalisme, et non « le courant artistique dominant » des années 50. Corrigeons encore un tantinet : il y eut des textes consacrés à l’Art brut et publiés en samizdat, et des expositions où l’on put voir certaines œuvres présentées depuis sous le « label » Art brut, preuve s’il le fallait de la non pertinence des catégories rigides quand l’imagination ouvre la voie. Si le pouvoir stalinien préférait l’Art naïf, tous les créateurs de cette catégorie ne sont pas des enjoliveurs un peu benêts. Mais l’exposition, s’intitulerait-elle L’Art brut tchèque, vient briser le caractère dogmatique des classifications chères à notre époque et montre superbement que l’esprit des lieux n’a rien à voir avec les nationalités.

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Le Reve de mon soleil
Marie Kodovska

Notre amie Alena Nádvorníková, qui a mis à jour quelques-unes de ces veines, et qui découvrit l’Art brut grâce au surréaliste Zykmund, à la fin des années 60 et, peu après, les œuvres de Havlíček, de Zemanková et de Marková, associa dès ses premiers écrits images et poèmes. Marquée dès l’adolescence par Nezval, Apollinaire, le symbolisme et le poétisme, elle commença à pratiquer l’automatisme au début des années 70. Tournant d’importance pour elle, au moment de l’écrasement du printemps de Prague, elle rencontre ceux qui décident de résister aux forces de répression par la complicité clandestine de leurs activités surréalistes. Leur liberté de pensée convient à cette insoumise qui découvre dans le même temps, chez un ami, des dessins de Cecilie Marková et d’Anna Zemánková (preuve de la non pertinence de certaines assertions du catalogue, il y avait ainsi sous le stalinisme des esprits curieux d’Art brut). Cette impression d’être du même monde que Marková se confirma lorsqu’elle rencontra cette ancienne modiste, obligée par le pouvoir à abandonner ce travail inutile au socialisme, et devenue vendeuse. Dès le changement de régime politique elle peut mener plus avant la recherche d’artistes spirites et bruts, et elle va consacrer une farouche énergie à leur donner la place qui leur revient en tant que passeurs et découvreurs. L’exposition de Prague a aussi pour conséquence de lancer certains surréalistes sur les pistes de la démarche médiumnique, spiritisme en moins. Le dialogue des surréalistes avec les territoires cachés de la psyché et leurs fantômes se réaffirme à certains moments de leurs investigations. Bien que non présentes à la Halle Saint-Pierre, puisque relevant de l’automatisme, les œuvres d’Alena Nádvorníková sont, elles aussi, le signe tangible de cette part fondamentale de la quête surréaliste.

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Anna Zemankova