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Ludvik Šváb

Géographie du rêve

1983.
 

Les paysages dans lesquels se déroulent nos rêves sont rarement une représentation fidèle des lieux que nous connaissons ou que nous désirons. En général il y apparaît un élément dérangeant, étranger, un élément qui confère à l’espace de nos rêves son caractère onirique. Les tableaux des peintres surréalistes ont, pour la première fois, mis à jour ces phénomènes profondément intimes et c’est justement pour cela qu’ils ont attiré vers le surréalisme tous ceux qui, dans leurs rêves, cherchaient une réponse à la question " Qui suis-je ? ". Le caractère suggestif des représentations oniriques proposées par ces peintures a eu, petit à petit, une influence rétroactive sur les rêves eux-mêmes, et il n’est pas rare de rencontrer des descriptions de rêves qui se déroulent dans des paysages à la " De Chirico " ou à la "Delvaux ".

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Venise, Encyclopédie de Svank-Meyer
Jan Svankmayer

Parfois l’espace même du rêve est l’expression de l’assouvissement d’un désir. Je me souviens ainsi dans les années quarante ou cinquante, quand toute idée de voyage à l’étranger était totalement impensable chez nous en Tchécoslovaquie - à cause de la paranoïa bureaucratique stalinienne - avoir souvent rêvé des villes que je souhaitais vainement aller visiter ; il en était de même pour mes amis.

Plutôt qu’un collage d’éléments connus formant un ensemble de lieux incohérents, comme le décrit Freud, mes rêves, à l’exception de quelques éléments connus, étaient d’une certaine manière assez indépendants de l’apparence réelle des lieux rêvés. D’ailleurs, les confrontations avec la réalité, intervenues par la suite, n’ont pas effacé en moi ces souvenirs de rêves, bien au contraire. Ainsi, après quelques jours passés à Paris en 1968, les rêves que j’avais faits auparavant sur cette ville me revinrent, même là-bas, entre autre la visite d’une attraction quelque peu louche au Trocadéro, attraction qui n’existait plus mais dont l’évocation était probablement liée au récit que mon père, qui s’y était rendu en 1927, m’avait fait. Mes rêves avaient alors toute la beauté de photos-souvenirs que la réalité, bien qu’elle fusse importante pour moi, ne pouvait égaler.

Freud fait mention d’un de ses rêves qui est l’assouvissement d’un désir de voyage en Italie. Dans son rêve il est à Rome mais ne reconnaît pas la ville. Il est de plus en plus surpris par les inscriptions en allemand sur les devantures des magasins et sur les murs. Il finit par en conclure qu’il ne se trouve pas à Rome mais à Prague. Dans les rêves que je fais fréquemment, y compris à l’heure actuelle, je suis en voyage avec notre groupe de musique, le plus souvent à Munich. Mais mon Munich onirique ne ressemble en rien au vrai Munich, dans lequel je suis réellement allé, en de semblables circonstances, au cours des années soixante. Mon Munich onirique a son architecture, son organisation qui reviennent d’un rêve à l’autre et ne varient quasiment pas. L’hôtel ou le lieu dans lequel nous logeons se trouve en général en un endroit surélevé, sur une sorte de petite colline de laquelle je descends par un chemin habituel pour me rendre quelque part en ville ou dans son centre. Celui-ci ressemble à l’avenue de la Révolution (Revolucni trida) à Prague, même si cette dernière est un peu plus grande et un peu plus chic avec le café Vltava à son commencement. Il y a là une série de cinémas dans lesquels j’aimerais souvent aller mais je n’ai pas l’argent pour car je ne recevrai ma paye qu’après le concert. Je le regrette car leurs programmes sont très souvent attrayants. Je me souviens par exemple d’un grand panneau au dessus d’un cinéma dans lequel on joue le film "Der nackte Engel" et sur lequel figure étrangement un jeune homme en queue de pie, allongé devant une cheminé ; ailleurs on projette de célèbres comédies musicales américaines, mais qui me sont totalement inconnues. Je sais en même temps que le véritable Munich se trouve sur un plateau, nulle colline, et que là-bas tout est complètement différent, mais cela ne me dérange pas. Mon Munich onirique a son apparence immuable et je pense même que je serai capable de dessiner son "Stadtplan", ou du moins tracer son centre et les endroits dans lesquels je me déplace. J’en arrive à penser qu’il faudrait peut-être élargir cette proposition de Lichtenberg qui dit qu’à côté de l’histoire de l’homme lorsqu’il est éveillé, il serait bien qu’on pense aussi à écrire son histoire lorsqu’il rêve, et, qu’il faudrait donc compléter les atlas géographiques des pays et des villes, tels que nous les connaissons en réalité, par des plans illustrant leur apparence onirique. On devrait retenir une telle idée ne serait ce que parce que n’importe qui est capable de faire de tels plans, y compris ceux qui ne peuvent pas réaliser une "photographie de rêve fait-main" autrement. Pour cela il faut que ne soient pris en compte que les lieux et les pays que nous désirons et imaginons. En effet les villes et les rues dans lesquelles nous nous trouvons quasi quotidiennement apparaissent également dans nos rêves, mais elles aussi y prennent un tour étrange, propre à chaque individu. C’est par exemple ce talus de la gare à Bratislava à côté de la voie sur laquelle arrive le train de Žilina, dont Albert Marencin a rêvé, même s’il a admis qu’ "en réalité le décor est différent, mais j’avais l’impression que c’était là-bas..." Pour moi l’emplacement réel du café Slavie se trouve derrière et non devant le Théâtre national, parce que j’en ai ainsi rêvé lors d’un rêve sur la venue de Vincent Bounoure à Prague et cette alternative, ne serait-ce qu’à cause des problèmes de circulation à Prague, devrait être prise en considération.

La raison pour laquelle on consacre si peu d’attention à ces données du rêve est à chercher probablement dans le fait que la tentation de passer rapidement aux interprétations symboliques, selon la méthode freudienne, domine toujours et qu’aucun profane, même légèrement cultivé, n’est capable d’y résister. L’inépuisable richesse résidant dans le choix entre deux organes et une ou deux activités pouvant être symboliquement exprimées dans le rêve, est certes très séduisante mais elle ne devrait pourtant pas nous faire oublier d’examiner des apparences plus manifestes. Freud mentionne ainsi le rêve d’un patient dans lequel celui-ci se promenait accompagné de son père sur une place munie d’une rotonde et où un ballon un peu dégonflé était attaché. "La rotonde ce sont mes organes génitaux et le ballon attaché c’est mon pénis dont l’impuissance me fait souffrir" s’empresse d’interpréter l’analysé, et Freud de le féliciter pour l’indépendance de son auto-analyse et de la compléter par la suite par des remarques pratiquement du même genre. Le désintérêt visible pour les apparences manifestes des images du rêve était typique chez Freud. Mais nous connaissons au moins un cas où ce manque d’intérêt ne lui a pas rendu service. C’était pendant l’interprétation d’un de ses propres rêves connu sous le nom de "Frühstückschiff" dans lequel l’action observée de la bataille navale, avec ses étranges détails, est interprétée par Freud exactement dans l’esprit de ses exégèses symboliques. Seulement il y a peu, quelqu’un s’est donné du mal et a démontré qu’à l’époque où Freud faisait justement ce rêve est paru, dans les journaux berlinois, un compte-rendu sur la guerre épisodique entre l’Espagne et les Etats-Unis, compte-rendu qui correspond pratiquement mot-à-mot au contenu manifeste du rêve de Freud. Qu’apparemment Freud ait complément oublié ces circonstances-là justement n’est pas sans importance, parce qu’en faisant cela il souligne, encore plus, le caractère inapproprié des interprétations unilatérales par le seul déchiffrement des symboles. Pourtant, le contenu manifeste des rêves ne doit pas non plus devenir une simple source d’admiration superficielle pour les actions hautes en couleur de ceux-ci, puisqu’une analyse attentive de ces données peut entraîner certaines découvertes intéressantes.

Je me souviens à cette occasion d’un de mes rêves qui se passait sur la place Malá Strana. Je sortais de la rue Tomášská, à peu près à l’endroit où se trouve le restaurant U Schnellu, lorsque je vis que sur la place se trouvaient trois trams, l’un derrière l’autre, tous allant là où je me rendais. C’est alors que les trams démarrent, l’un après l’autre, et qu’à à cause de mon abattement (si fréquent) je rate jusqu’au dernier.

L’espace de la place paraissait être le même que dans la réalité et rien n’empêcherait donc de se contenter d’une auto-analyse dans le style de celle mentionnée plus haut. Mais seulement, après avoir tracé le plan de ce rêve je me suis rendu compte en quoi il différait de la réalité. En effet, de l’emplacement où se trouvaient les trams et de la direction dans laquelle ils allaient, découle qu’ils devaient rouler à gauche. Durant mon enfance, j’ai connu la circulation à gauche. Le changement brutal pour l’actuelle circulation à droite est survenu pratiquement en une nuit, en fait du jour au lendemain, juste après l’occupation nazie, en Mars 39. Ce fait non seulement localise précisément l’époque dans laquelle j’ai placé mon rêve mais témoigne aussi de quelque chose des événements qui ont décidé du destin des gens de ma génération, aussi bien que du mien, et ne nous ont plus jamais permis de rattraper les trams qui se sont enfuis, sans espoir, devant nous.

De la même manière, la signification de ceux de mes rêves qui se déroulent dans mon appartement actuel, que j’habite depuis presque cinquante ans, ne peut être pleinement évaluée si je ne me représente pas précisément l’emplacement des meubles dans tel ou tel rêve. A partir de là, je peux exactement déterminer dans quelle période de ma vie mon rêve m’a transporté, étrangement ce n’est jamais le présent. Une plus grande attention à ces données oniriques apporterait à chacun d’entre nous une meilleure connaissance sur lui même.

Pour finir, voici un rêve dont j’ai un souvenir vivace, encore aujourd’hui, bien que je l’ai fait il y a de cela plusieurs années, rêve qui a un caractère purement géographique. Je suis allongé sur l’aile d’un biplan qui ne vole pas particulièrement vite et il me suffit donc de me tenir légèrement aux entretoises des ailes. Au dessous de moi s’étale un très beau paysage qui représente la terre entrecoupée par les baies profondes de la mer, cela forme plutôt une espèce d’ensemble d’îles reliées les unes aux autres. Je sens une légère brise, plus humide que froide, mais malgré cela je réalise que je suis au-dessus du pôle nord et que ces archipels sont en fait les extrémités de tous les continents qui se touchent les uns les autres. Dans la lumière matinale j’ai d’un coup le sentiment que j’ai trouvé, à cet endroit précis, la solution et le seul espoir de notre destin et qu’ils consistent en la réalité des liens du monde entier, de tous les pays, là où ils sont proches. Depuis lors je recherche l’atlas dans lequel je pourrai enfin trouver la carte de cet extraordinaire et magnifique paysage polaire, sans froid ni glace, ocre jaune, entouré d’une mer verte ; ne serait-ce que pour ne pas avoir à la tracer moi-même.

Ludvik Šváb. 1983

(traduction Anna Pravdová)