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Le surréalisme et le devenir révolutionnaire

octobre 1994.
 

Cette déclaration du groupe de Paris était, depuis octobre 1994, destinée au n° 3 du Bulletin surréaliste International, consacré avec l’accord de nos amis étrangers à l’expression actuelle de nos Idées et sentiments sur le plan politique. Si, du point de vue événementiel, elle nous paraît quelque peu datée, nous reconnaissons pleinement l’actualité de ses lignes de forte et la publions, le n° 3 du BSI n’ayant pu paraître. Certains de ses signataires se retrouvent aujourd’hui autour de la feuille périodique As.

Le surréalisme et le devenir révolutionnaire

Pour les astronomes, depuis 1727, « la révolution » est la rotation d’un corps autour de son axe.
Pour nous, révolution signifie très exactement le contraire interrompre la rotation monotone de cette pseudo civilisation autour d’elle même, briser cet axe une fois pour toutes et créer la possibilité d’un autre mouvement, d’un mouvement libre et harmonique, d’une civilisation de l’attraction passionnée.
L’utopie révolutionnaire est l’énergie musicale de ce mouvement.

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a question n’est pas de savoir si nous sommes au monde, mais de dire de quel monde nous entendons faire l’expérience.

La distinction entre l’externe et l’interne n’étant pas de notre fait, on a pu constater que dans le surréalisme leur communication était suffisamment assurée pour permettre à quiconque d’agir selon ses mouvements propres, de dénoncer les menées matérielles et mentales que les tenanciers de l’économie, quels que soient leurs masques, poursuivent contre les êtres humains.

Les déchets nucléaires et les outrages quotidiens faits à la nature, l’étripage en Bosnie, le pas de deux des trafiquants de drogue et des hommes politiques, les pogroms dans les villes allemandes, la double aberration du temps de travail couplé au temps « libre » pour l’éthologie d’entreprise en temps de crise, la pitié ethnocide au Rwanda dans un conflit dont les causes initiales sont blanches, la réalité virtuelle prête à ensevelir le monde du désir, le gouvernement fascisant en Italie, la gestion rentabilisée des épidémies et
des névroses, l’intégrisme et son miroir étatique en Algérie, la mainmise du FMI et des puissances marchandes sur toutes les économies, les menaces eugénistes et policières d’une certaine génétique, les lois sécuritaires et de censure du ministère de l’Intérieur français, le système libéral se ruant en Europe orientale, les gargarismes médiatiques tenant lieu de seul espace social, tandis que l’espace terrestre se cerne d’un humain chaque jour plus faux, sont tout ensemble les faits de notre condition présente, la récurrence de notre pire passé et l’image de son possible futur.

L’empire des médias est tel que l’on s’affole à penser que le soleil est large comme le journal dans lequel chacun peut lire les raisons de son absence au monde, de son absence à lui même dans un jeu qui l’affecte, le conditionne, sans plus le concerner. L’omnipotence cynique et niveleuse de ce système et ses méthodes neutralisantes à l’égard de toute pensée indépendante ne laissent place sur son terrain à aucune solution qui ne réserve un piège. En lui, dans le meilleur des cas, ces pensées se harassent dans l’opposition. On voit les coquillages se vider et les coquilles se décomposer lors même que la forêt de tout ce qui est frissonne sous l’oiseau main de tout ce qui n’existe pas encore.

De futurs émeutiers, de Detroit à Tokyo, sont encore barricadés dans leur désespérance ou dans leur scepticisme. Avant que d’être l’unique, chacun est seul, détenteur d’une charge pulsionnelle qu’isolent ou dérivent vers des réalisations chimériques des réseaux spécialement conçus pour que le sujet éprouve un appétit de fusion envers un corps social virtuellement identique à lui même.

Les surréalistes qui n’ont cessé d’oeuvrer à l’exploration des facultés humaines dans toute leur étendue, au dépassement des dualismes réducteurs sur lesquels se fondait une civilisation mortifère, se confrontent aujourd’hui à une réalité sociale qui n’a de cesse d’éreinter, à des fins commerciales et spectaculaires, l’immense réservoir de forces et de passions qu’ils avaient contribué à mettre au jour. A l’ancien mépris auquel était voué le monde intérieur (1924) s’est substitué son exploitation déchirante (1994). L’ignorance et le péril ont changé de nature. Mais la réalité épuise t elle ses vertus, au sens alchimique du terme, au fur et à mesure qu’une imagerie forcenée impose au désir ses médiations ? L’incitation permanente aux discours économistes ne doit pas être seulement décrite comme un nouvel avatar du culte au « dieucapital » et du « fétichisme de la marchandise » ; cette logorrhée soumet toutes les ressources du langage aux « vieilleries mercantiles » pour la promotion d’un ordre social ne progressant qu’au prix d’une emprise étendue à toutes les formes d’activité, en vue de produire une même aliénation, une même procédure d’échanges pour toute société.

L’illusion de vie entretenue et légitimée par un trop docile cours des choses n’usurpe rien de moins que l’aventure humaine, désorientée par une même perversion de tout rapport sacral au monde et par la standardisation des échanges sociaux. Appelés à ne se découvrir que dans les représentations du besoin, qu’ils confondent la plupart du temps avec les images de leur désir, investis mais jamais investigateurs, les hommes se croient quittes avec leur histoire, lui préférant les libéralités d’un monde « post moderne » où tout finit par arriver, mais où rien n’est possible, pas même « le bel aujourd’hui » qui ne s’offre qu’en différé par l’usage du moulin à prières, de la carte de crédit, des écrans et des chaises électroniques.

L’économie libérale a trouvé à se parfaire dans une rentabilité par l’image, là où l’imaginaire stipule la dépense poétique et augure d’une certaine forme « d’économie du don » dont il ne tient qu’à nous de retrouver les voies d’accès et de préciser les possibilités. Ontologie métamorphique dont les principes animent toutes les métamorphoses : le cri peut devenir buse et c’est encore une blessure. Toutes éclosions, toutes naissances ne surviennent qu’aux chaleurs de ce qui, comme l’énergie, se libère et s’ouvre à une vie de présences. Le rapport à soi n’étant qu’une forme du rapport à l’autre ;
chaque être, chaque homme n’étant représentatif de lui même qu’autant qu’il s’ouvre à toute altérité, toute représentativité politique, toute délégation de pouvoir perdent leur sens.

De quel monde entendons nous faire l’expérience ?

Serions nous au bord d’un univers sans bords ou au bord de son hypothèse, qu’aurait à faire l’idée, sinon de poursuivre à travers nous l’invention de la vie seule à pouvoir accomplir la suite des transformations du monde en ses beautés ?

Après les séculaires insuffisances des tentatives spiritualistes, depuis les premières impasses dans l’aventure d’un matérialisme restreint et intimidé, la conjonction devant un même établi conceptuel, de l’induction surréaliste et, parmi d’autres, des résultats actuels de la physique, ne proposerait rien de moins que des supports avérés à une dialectique surmontant les mises en opposition occidentales du matériel et du spirituel.

De telles possibilités impliquent une remise en perspective complète du connu et en tout premier lieu du champ des sciences dites humaines. Une reconnaissance lucide et aussi complète que possible n’aura de chance de refléter le dynamisme de la vie, des explorations de la pathologie aux transmutations de la poésie, qu’en projetant tout le connaissable à la lumière des injonctions du désir comme objet ET sujet de son devenir.

Pas plus qu’hier l’homme ne se décrétera par des rafraîchissements d’humanisme.

Du scandale des inégalités sociales à la projection des désirs collectifs passionnément engagés vers leur réalisation, l’idée révolutionnaire telle qu’elle s’est diversement définie au cours des deux derniers siècles coïncide t elle toujours avec le mythe qu’elle a voulu embrasser dans ses incarnations successives ?

De « l’ère du Verseau » à « la fin de l’Histoire », l’involution actuelle des consciences oblitère toutes aspirations comme toutes représentations liées à des bouleversements positifs. A la production d’un discours idéologique supplémentaire qui « adhérerait » à ce que l’on prend pour la réalité sans la modifier, nous opposons la mise en pratique de manières neuves d’être et de faire, créatrices d’un projet de civilisation, qui nécessairement iront à la rencontre des formes actuellement imprévisibles d’explosions révolutionnaires, lesquelles à travers la diversité des peuples, auront à répondre aux désirs élémentaires de tous. En nous comme dans l’histoire, bien qu’occultées par l’ombre des perversions des prétendus socialismes, les notions communautaires et libertaires n’ont pas encore joué leur carte d’harmonie. Quand la quête poétique éclaire le lieu et la formule du projet révolutionnaire, sa langue retrouvée, inventée, avec tous ses excès s’énonce de l’un à l’autre pour que la vie portée dans leur révolte prenne corps de ce poème multiple où, de l’un à l’autre se développe, en réciprocité, la trame des rapports individuels et collectifs. Le devenir surréaliste de la révolution exige que nos avancées critiques soient avant tout celles d’êtres qui ont l’usage d’une autre vie. Une activité collective qui, plus que jamais, ne met pas l’accent sur la mise en commun de la pensée s’expose à garantir la survivance du signe à la chose signifiée et sa mise sous scellés artistiques ou politiques. Notre lutte, depuis la vigilance journalière jusqu’aux actes qu’elle implique, consiste à expérimenter, sous les impulsions du désir, des moments qui, comme des analogons, transforment la réalité dans ses fractures les plus sensibles, les agrandissent et manifestent l’utopie appréhendée dès l’origine dans le surréalisme.

L’abjection permanente du sanglant bêtisier international, le spectacle exhibé ou voilé des décompositions de communautés entières, la distillation calculée des images des pires souffrances collectives, maintiennent partout la peur de vivre, soutenue par des substituts aussi masturbatoires que le travail qu’ils ont coûté, altèrent partout des esprits parmi les plus aiguisés, entretiennent partout l’illusion d’impuissance devant l’inconnue des proportions entre l’agrégat des mentalités écrasées et le potentiel de révoltes encore isolées, et inciteraient à ne faire appel qu’aux vertus d’un pessimisme qui prendrait ses mesures à longue portée. Le feu allumé dans les rues de Los Angeles, la rébellion des Indiens du Chiapas, le refus de l’intégrisme par les femmes algériennes,
le courage de Taslima Nasreen face à l’ignoble fatwa, sont là pour nous rappeler à ce que nous faisons ici de notre liberté pour qu’un jour inéluctable se fixe à l’explosante.

De l’amour à la poésie, de la poésie à la vraie vie qui les assume du même élan au sein de cette vie courante, dans ce qu’ils ont d’unique et ce qu’ils donnent de plus commun, s’éprouve quotidiennement que penser pour agir ne va pas sans agir pour penser.

Par delà les ténacités à la lutte nous en appelons à l’engagement de toutes les facultés humaines.

S’il est une leçon de l’histoire qui nous défie devant l’inconnu, le nouveau, l’appel brutal fait à l’imagination par l’imprévisible des chaos prévisibles qu’entraîne l’irruption d’événements à la mesure de l’aventure humaine, c’est celle qui pose la question de la capacité d’endurance morale collective à surmonter les aléas et les pièges du tragique qui lui sont cyniquement tendus.

Il est de nécessité absolue que le drame poétique ne puisse être dissocié du drame révolutionnaire, afin que tous les pouvoirs restent l’affaire de tous, l’affaire de la passion en action, seule à pouvoir accorder les consciences à la volupté de vivre, qui ne s’atteint que dans le partage sans réserve.

octobre 1994

Groupe de Paris du mouvement surréaliste
Jean-Marc Baholet, Luc Barbaro, Jean Christophe Belotti, Anny Bonnin, Vincent Bounoure, Philippe Clérambault, Aurélien Dauguet, Gabriel Derkevorkian, Emmanuel Fenet, Guy Girard, Jean Pierre Guillon, Michel Lequenne, Michaël Löwy, Marie- Dominique Massoni, Thomas Mordant, Dominique Paul, Alexandre Pierrepont, Ody Saban, Bertrand Schmitt, Daniel Vassaux, Michel Zimbacca.

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Ody Saban
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Liberté immédiate pour Véronique Akobé