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Réponse de Jean-Pierre Guillon

≈ Le Triple Pont ≈
mercredi 30 novembre 2005.
 
« …au moment où le désir est là, le sexe devient une spirale, le ventre un fruit, la tête s’effrite, la poitrine est pierre, et toutes les fleurs te caressent. »
(Jacques Hérold, Entretiens avec Michel Butor, 1964)

Dérivée et tirant ses sources de la jonction et de la joute amoureuse, la volupté est le « Cantique des cantiques » qui scelle l’union, jusque-là tenue pour impossible, pour improbable, de la chair et de l’esprit, de l’organique et du psychique, tous sens tenus en éveil, ardents à se fondre sur un projet commun, jusqu’à ne plus savoir où ils en sont, sauf qu’ils s’égarent. Les jambes de l’un s’enlacent aux bras de l’autre ; grâce à l’autre, avec l’autre, pour l’un « la tête va, dévolant outre-mer » ; pour l’autre, la même tête vient se fondre aux foudres de la première ; des mains s’emparent de seins qui les narguent d’un anis étoilé ; des sexes agressifs ou réceptifs se cherchent, s’unissent et s’entremêlent sur un tapis de chevelures où rôde, à la vitesse de l’éclair, la bête toutes couleurs confondues de l’aveuglement, du tutoiement, du « Je suis toi », et du moi aussi. Les mots les plus fous emplissent l’espace, et le temps qui va d’habitude d’une seconde à la suivante, les distances qui séparent dans la vie quotidienne les êtres entre eux, les choses entre elles, et les êtres eux-mêmes avec les choses, ce temps et ces distances, comme par enchantement, sont suspendus et n’existent plus : « Je suis là, tu es là… Mais maintenant, où suis-je ? Où es-tu, mon amour ? » ; c’est seulement lors du retour à un minimum de la conscience de soi, bientôt prompte à retomber dans l’endormissement et le sommeil, que de telles questions viennent se poser, pour rétablir sur son plan de travail l’altérité fondamentale de l’être humain. N’empêche que, dans l’intervalle, quelque chose se sera produit pour faire voler ce plan de travail en éclats.

De tous les mouvements qui peuvent agiter l’individu au cours de son existence, la volupté est donc celui qui rappelle le plus l’état de transe et, sans avoir besoin de psychotropes naturels ou chimiques, sans la moindre visée mystique, sectaire ou métaphysique, l’acte sexuel à lui seul, est bien capable de nous conduire à ce moment de fusion parfaite (fût-ce une nuit, une heure, une poignée d’instants), chargé d’instaurer que la solitude de corps et d’âme n’est pas aussi complète qu’on se plaît à le déplorer dans la vie puisque, d’une rive à l’autre, un pont ou un gué peut se trouver quelque part, en marchant bien, et à condition de ne pas se tromper sur le sens du chemin. De là, les amants comblés peuvent, à juste titre, tenir cette volupté qu’ils viennent de connaître pour le bien absolu, mais le désir humain est insatiable (Baudelaire parlait d’un « bourreau sans merci ») et, comme dans certains rites, la transe demande à être renouvelée pour que les fêtes s’organisent et que les corps reprennent la chamade. (Il en va ainsi d’ailleurs dans le cycle sans fin de la faim.)

La promesse d’un septième ciel pour plus tard étant tenue pour inopérante, et les secours de la religion exclus, seule la psychanalyse peut apporter quelque lueur sur cette tendance à la réitération, cette attente d’un acte toujours semblable et toujours différent, puisqu’elle y voit, chez l’homme et chez la femme, le désir inconscient de retour à la vie intra-utérine, où la volupté de l’être à venir, tenu à l’abri et bien protégé, fut brusquement interrompue par la naissance, vécue par la mère comme une délivrance et par celui ou celle qui vient au monde, comme un traumatisme. C’est dans cette perspective que j’entends naïvement la proposition de Freud, selon laquelle « l’homme ne naît jamais complètement », cherchant à retrouver, dans l’acte sexuel et le sommeil, l’état de calme et de volupté dont il jouissait avant de voir le jour. Mais dans l’entourage de Freud, un de ceux qui alla le plus loin dans cette direction, au point de passer pour un illuminé à vouloir remonter jusqu’à la « biogenèse » de la vie sexuelle dont la volupté est la résultante ultime (« la récompense », comme disent les enfants), fut Sandor Ferenczi dans son esquisse d’une théorie de la génitalité, intitulée en français « Thalassa », parue en 1924. Quarante ans après avoir découvert ce petit ouvrage (« l’un des plus passionnants et des plus libérateurs de notre siècle », selon son présentateur Nicolas Abraham), je n’ai toujours pas oublié ses observations et ses analyses, bien rares à l’époque, du coït en ses conditions optimales, des préparatifs à l’amour et des finalités profondes du rapprochement sexuel (voir les pages 42 et 43 de l’édition Payot) (1) : « Par la formation, dit-il, du triple pont du baiser, de l’enlacement et de la pénétration, se réalise la fusion la plus intime entre deux êtres de sexe différent, où le désir de donner et de conserver la sécrétion génitale elle-même, donc les tendances égoïstes et les tendances libidinales, s’équilibrent avec succès… » (la volupté ainsi atteinte peut d’ailleurs se teinter, de façon malencontreuse, d’un sentiment de frustration et d’angoisse, mais c’est, pour des motifs adverses, une autre face de ce qu’il nomme « le combat sexuel »). Pour conclure, Ferenczi présente « l’état amoureux hors duquel la volupté n’existe pas, comme une hypnotisation mutuelle, où chaque sexe apporte ses armes propres… Dans l’état de conscience, proche de celui du sommeil, qui caractérise l’orgasme, ce combat des sexes trouve un répit transitoire, et tant la femme que l’homme jouissent, pour un bref moment, du bonheur de la situation de prime enfance, libre de désirs et de luttes. » (p.166) Parti d’un constat froid et plutôt pessimiste des rapports humains, le médecin hongrois en arrivait ainsi, par le biais de la volupté, à l’idée somme toute possible d’une réconciliation, même transitoire et sans cesse remise en question, de l’homme et de la femme dans leur suprême et convergente diversité. Il n’est peut-être pas superflu de signaler que ces lignes empreintes de poésie et de valeur positive sont extraites d’un supplément à « Thalassa », écrit en 1929 sous le titre « Masculin et Féminin ». Des lieux dont nous parlons, et qui ne sont ni le cabinet médical, ni le ring où se règlent les problèmes du couple moderne, ni le salon où l’on cause, comment éviter le rapprochement avec les remarques inaugurales du « Second Manifeste du surréalisme » daté de l’année suivante, dénonçant les vieilles antinomies qui paralysent l’individu et annonçant qu’il existe « un certain point de l’esprit… où elles cessent d’être perçues contradictoirement. » ? Certes, à l’époque, Breton se situait, disait-il, « au point de vue intellectuel » et désignait comme chiens de faïence « la vie et la mort, le passé et le futur, le réel et l’imaginaire, etc. » ; Ferenczi, quant à lui, s’en tenait au domaine psychosexuel où le Masculin et le Féminin, pour un temps, ne sont plus vécus sur le mode antagoniste, après qu’a été « effacée la limite entre les Moi des partenaires par le baiser, l’enlacement, les morsures, les caresses ». Mais pour Breton et pour Ferenczi, calquées sur les mouvements même de la nature et les forces du monde, les opérations humaines conduisent à des remarques identiques, ni l’une ni l’autre ne tombant par ailleurs dans l’optimisme béat, bien qu’ils aient signalé et vérifié tous deux la possibilité d’une issue à la dualité des êtres et des choses : le second parle bien de « bref moment », libre de lutte et d’entraves, de « répit transitoire », et le premier, en s’avançant « sur la route de San Romano », fait remarquer que l’étreinte poétique comme l’étreinte de chair défient le temps et l’espace, s’accordent les pleins pouvoirs… « tant qu’elles durent ». Au-delà (c’est la loi de la vie), leur efficience immédiate relève du désir et de la nostalgie, qui restent néanmoins des gages, sous leur retrait apparent, d’un vouloir, même obscur, de se tremper au feu une autre fois, encore et encore, comme l’acier jusqu’à ce qu’il ait acquis ses qualités propres, comme la matière première sur quoi opère l’alchimiste studieux. L’or y vit ; la vie de l’or, l’or de la vie est à ce prix : savoir d’un côté que le point sublime où s’abolissent les visées contradictoires existe et qu’on peut l’atteindre bel et bien ; savoir en même temps, et de la même démarche, qu’on en descend aussitôt, comme dans l’amour. Pour éviter que la notion avancée dans le « Second Manifeste » ne fasse le jeu des spiritualistes toujours prêts à saisir la perche qu’ils croient leur être tendue, Breton fut conduit à préciser ultérieurement sa pensée en diverses occasions : « J’ai parlé d’un certain « point sublime » dans la montagne. Il ne fut jamais question de m’établir à demeure en ce point. Il eût d’ailleurs, à partir de là, cessé d’être sublime et j’eusse, moi, cessé d’être un homme. » (« L’Amour fou  », p.171). Une dizaine d’années plus tard, dans La Lampe dans l’horloge, illustrée d’une photo dans le parc du château de Sade : « La clé même, dit-il, réside dans la volupté, au sens le moins figuré du terme, envisagée comme lieu suprême de résolution du physique et du mental », couple tenu de façon artificielle pour antinomique à seule fin de « prévenir hypocritement toute agitation insolite de la part de l’homme. »

On a beau jeu de rétorquer que tout cela se déroule dans la sphère marxiste des superstructures ; mais j’ai toujours pensé que ces diverses assertions entretiennent et dynamisent l’espoir révolutionnaire, en ce sens qu’elles appellent à « changer la vie, changer le monde », ici et maintenant. Elles recoupent, en tout cas, sur plus d’un point, les visées du « Nouveau Monde amoureux » selon Charles Fourier, éternel insatisfait de la Civilisation à laquelle il opposait l’Harmonie, les attractions proportionnelles aux destinées et, en amour, la perspective voluptueuse d’un « futur apparât nocturne ». Fourier, Ferenczi, Breton, suite à eux, par exemple, et à quelques autres, c’est désormais aux rêveurs des modes de vie à venir, aux utopistes quand il en viendra, de faire en sorte que leur apport en ce domaine ne reste pas lettre morte. Pour mon seul plaisir, je le rappelle en peu de mots : le « bonheur positif » de l’un renvoie au « répit provisoire » du second et, chez le troisième, au « temps après tout un peu moins bref qu’un éclair d’où l’on avait chance d’appréhender tels aspects irrévélés du monde sous un angle unique », ces trois exemples convergents étant tous pris dans l’examen de l’acte sexuel humain et des moments de volupté qui le couronnent où (c’est bien leur tour) le masculin et le féminin ont cessé d’être « perçus et vécus contradictoirement ». C’est toute la vie qui est en jeu dans cet état si particulier, puisqu’il correspond aux distractions souveraines de l’esprit dans l’existence de tous les jours grâce auxquelles la liberté de jugement et la poésie deviennent enfin possibles, et encore aux sollicitations de certains rêves de la nuit, aux heures où la conscience ne se contrôle plus. Je pense à ces derniers, troublants et vénéneux plus que de raison jusqu’à se prolonger bien après le réveil, véritables défis à la condition humaine et sociale qui sectionne, disperse les êtres et les choses à n’en plus finir, pour éviter qu’ils aient encore un jour le désir, et même le simple courage, de chercher à réunir leurs membres disjoints et à s’assembler.

Jean-Pierre GUILLON

P.S.

J’avais d’abord et longtemps pensé ne pas répondre à cette enquête, subdivisée en neuf questions, sur la volupté, craignant qu’elle ne m’entraîne personnellement à retourner sur mes vieux sentiers embroussaillés, aujourd’hui semés de ronces et d’orties comme autant de dangers à éviter. C’était ne pas voir le fond du problème posé et en faire une interrogation purement intime. (Jusqu’où les tendances narcissiques ne vont-elles pas se nicher ?) L’élément extérieur et déclencheur qui m’a poussé à donner mon avis fut la lecture d’un article du Monde (en date du 30 décembre 2004) où Philippe Dagen rend compte d’un livre de Norman Mailer consacré à Picasso. Ce dernier y serait accusé de toutes les tares humaines possibles, « monstre de misogynie et de cruauté mentale, obsédé sexuel, satyre permanent, triste individu » qui n’a donc pu être le grand artiste que l’on dit. Les références constantes à l’érotisme et à la volupté dans l’œuvre et la vie de Picasso montreraient qu’il n’a jamais eu, et n’aurait jamais rien à voir, dans l’évolution artistique d’un pays comme les U.S.A. « Que ce soit Mailer qui le révèle n’a rien de réjouissant », conclut Philippe Dagen, après avoir analysé une situation déjà conflictuelle sur laquelle vont faire fonds le chauvinisme yankee et la morale puritaine : « Dans les années 1950, remarque-t-il, la gloire de Picasso était considérable aux États Unis. Puis s’est imposée outre-Atlantique la conviction qu’il fallait écrire une histoire américaine de l’art moderne, dont l’aboutissement devait être l’école de New York autour de Pollock. Dès lors, Picasso est devenu encombrant. L’accuser d’immoralité est apparu comme un moyen de le perdre dans l’esprit du public américain. »

Dans ces conditions, me disais-je, le thème de la volupté n’est donc pas si inactuel qu’il y paraît… J’aurais bien dû m’en douter un peu, dès le départ.

(1) Les maisons de la presse regorgent actuellement de magazines visant tous les publics (les jeunes filles, les adolescents, l’âge mûr, les anciens…) qui reprennent ces thèmes à qui mieux-mieux, mais dans un contexte si dilué et si édulcoré que leur impact initial s’en trouve fatalement privé de toute conséquence pratique quant à une réelle appréhension des comportements humains et à leur évolution inéluctable dans le sens du mieux, qui ne soit pas un « statu quo » vaguement replâtré.