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Réponse de Bertrand Schmitt

La volupté s’enquête
lundi 5 décembre 2005.
 

1° Comment décririez-vous la volupté ?

Trop souvent à vif, en porte-à-faux par rapport à mon corps, je traîne celui-là comme une frontière inquiète et méfiante, toujours prête à se refermer. La volupté, quand je parviens à m’y laisser prendre, est cette harmonie enfin retrouvée, cet unisson et cette extension de mon rythme intérieur à celui, plus vaste, du monde extérieur. Elle est ce point (éminemment subjectif) où je ne suis plus capable de faire de différence entre ma peau et le monde. Elle est ce qui pour un temps déborde mes résistances et me permet une certaine forme de participation. Elle est ce que d’autres ont nommé « abandon » (et il y a bien là l’abandon de l’idée d’une certaine intégrité au profit d’une conscience plus vaste de l’univers, de l’autre, de son corps, de son souffle) mais qui est, dans le même temps, une réconciliation, un retour, une reconnaissance (et la volupté s’accompagne toujours pour moi d’une sensation d’évidence qui le dispute à un sentiment de jamais vu). Ainsi, si la volupté est bien liée à mon corps, à ses sensations, à ses intuitions, à ses pièges, elle est avant tout un mouvement qui me transperce, et je n’ai que très rarement l’impression qu’elle puisse se confiner à mon corps. Loin d’être réductible à des sensations physiques (même si celles-ci y participent au premier plan) la volupté m’entraîne dans une sorte de synergie où le corps se dépasse pour se fondre à autre chose, où je ne suis plus moi-même, plus simplement moi-même.

2° Pensez-vous que, par delà le plaisir, l’orgasme et sa jouissance, il y a des conditions particulières pour que l’acte sexuel engendre la volupté ? Lesquels ?

L’acte sexuel et la jouissance m’ont toujours paru trop tendus, trop volontaires, trop performatifs, trop laborieux (ma part masculine qui se doit d’y jouer sa part est comme « sur la défensive », à s’épier elle-même, à veiller à bien faire, à remplir son contrat…) pour que je puisse trouver en eux seuls cet abandon, ce dépassement, cette « calme » évidence qui est pour moi le signe même de la volupté. Quelque fort soit l’orgasme ressenti, cette impression de me jauger moi-même, d’être à ce point « tendu » sur mon propre corps (avec tout ce que cela peut présenter de douleur contenue) m’empêche d’être à l’écoute de l’aimée, à son unisson et m’interdit le plus souvent la volupté, me laissant souvent, une fois le « simple » plaisir passé, un sentiment de profonde tristesse et de vacuité. Là encore, la volupté me vient par surprise, quand je ne m’y attends pas, quand je me laisse prendre, emporter. Les conditions requises sont elles-mêmes tenues, fragiles, inattendues. Elles tiennent plus de l’harmonie qui a pu se créer entre l’aimée et moi, du partage de ce qui a pu se dire, s’esquiver entre nous, d’un écho imprévu (un orage soudain qui cogne à la vitre, une odeur qui me ramène sur le chemins des souvenirs, un éclairage, toute chose qui me font « sortir » de moi-même … ). Ou bien elles naissent à la faveur d’une certaine « vulnérabilité », un mot, un geste, une situation qui me rend plus poreux, plus fragile, qui me met à jour et perce mes défenses.

3°) Que nous dit-elle sur notre condition de vivants ?

En balayant mes angoisses et mes défenses, elle est ce qui me ramène à la vie en tant que phénomène universel et partagé, ce qui fait de moi non plus un simple « survivant » entré en résistance et séparé des autres par la geste même de ma lutte mais un être lancé, avec d’autres, dans une course qui me dépasse, qui m’agrandit, dont et à laquelle je participe.

4°) Quel éclairage vous apporte-t-elle sur le sens de la vie, de la mort, et de leurs reproductions ?

La volupté est sans aucun doute ce moment où l’angoisse terrible pour moi - bien que rarement clairement exprimée- d’être entré en vie sans avoir pourtant l’impression d’être véritablement « incarné » et d’en sortir, un jour, sans avoir fait autre chose que d’y passer, se résout dans la plénitude de l’instant. La volupté est cet point précis où je peux affirmer « je vis » en ayant véritablement la sensation profonde, intime, et inaltérable de l’être au moment même où je le dis. Elle est cette certitude qui ne me fait plus rechercher de sens à la vie ou à la mort mais qui les impose simplement dans leur plénitude et leur évidence.

5°) pensez-vous pouvoir la considérer comme un bien absolu ?

Etant chez moi ce qui se « déprend », ce qui s’échappe de moi pour aller au-dehors, je ne la considère à aucun moment comme un « bien ». Etant conditionnée à tant d’impondérable elle m’est toujours relative et je ne peux lui imaginer d’absolu. Je serais bien incapable d’ailleurs de la rechercher, de la cultiver, de l’entretenir, étant certainement une des choses les moins « volontaires » que je connaisse.

6°) Participerait-elle au centre d’une conscience et/ ou d’une inconscience approfondies, du point suprême de l’esprit tel que l’a exprimé André Breton.

Oui, dans le sens où elle traverse, dilate et élargie une certaine « conscience », une certaine « inconscience » individuelles pour leur faire toucher une certaine « conscience » ou « inconscience » universelles. (Les instants de plus grande volupté sont ainsi ceux où j’ai intimement conscience d’appartenir, de par la matière même qui me forme, à un ensemble bien plus vaste). Elle est peut-être alors un signal, un indice, une faille, qui laisse entrevoir à l’individu, dans l’écho de sa chair, ce qui fait de lui une parcelle d’un mouvement plus large et universel. Elle participe donc à ce point « suprême » de l’esprit où individu et univers, corps (dans ses sensations) et esprit (dans ses projections) sont cessés d’être perçu contradictoirement.

7°) A-t-elle pu inspirer plus ou moins directement quelques civilisations, quelques traditions, quelques utopies ?

Indirectement sans doute. Puisqu’elle est cette intuition qui est à l’origine même de l’acte poétique. On retrouve sa trace dans la volonté clairement exprimée de dépasser l’illusion individuelle et anthropocentrique et de sceller un « pacte participatif » chez certains poètes romantiques, dans certaines traditions orientales, dans certains rites initiatiques, chez certains utopistes dont Fourrier… Elle est cependant le plus souvent mêlée ou soumise à d’autres considérations… Sans doute parce que procédant d’abord d’un rapport profondément intime et devant dépasser de multiples refoulements elle peine à s’extérioriser en tant que telle.

8°) Pourrait-elle, sans pour autant être banalisé ou exploitée, être assumée par une société et à quelles fins ?

Mettant les individus à un degré intime de partage, de reconnaissance, mais donc aussi de vulnérabilité, elle ne pourrait prendre place que dans une société ou on en aurait fini avec le culte imbécile de l’individualité, avec l’erreur néfaste de l’anthropocentrisme, et avec l’exploitation forcenée de ces deux tares à des fins les plus sordides. Il semble même que seule une société qui serait capable de faire jouer ce lien comme premier lien social pourrait -en mettant un tel principe de vulnérabilité et de confiance au centre de ses préoccupations- en finir durablement avec l’utilisation et la perversion du pouvoir.

9°) De l’infiniment petit à l’infiniment grand, concerne-t-elle les phénomènes cosmiques, dont nous appréhendons que la mécanique mais dont les mouvements forcent à l’analogie ?

Toutes les réponses aux huit questions précédentes ne sont rien d’autre que des réponses à cette unique question.